«Storytelling»

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Longtemps, la surprise aura été l’apanage du premier tour de l’élection présidentielle : De Gaulle mis en ballottage en 1965, la gauche éliminée en 1969, Chaban trahi par une partie des siens en faveur de Giscard en 1974, Marchais largement devancé par Mitterrand en 1981, l’incroyable remontée de Chirac en 1995, l’élimination de Jospin en 2002 : l’histoire de la Ve République en est parsemée. Désormais, il faudra compter avec la primaire. C’est aussi parce qu’elle porte en elle un nouvel « effet de suspense » qu’elle risque de s’imposer définitivement dans la vie française.

On le sait, les moments de campagne électorale sont des moments d’intense divertissement, avant le retour à la grisaille de l’action gouvernementale quotidienne, avec ce que cela suppose de contraintes, de difficultés, de reculs, de déceptions. Quand je parle de divertissement, je ne fais pas seulement allusion à la « société du spectacle » dans laquelle se meut désormais la politique moderne. Ce que je veux dire, c’est que si la primaire a d’incontestables vertus démocratiques, elle répond aussi à un besoin psychologique collectif : celui d’allonger le temps (puisque l’élection comporte maintenant six tours : deux pour la présélection, deux pour la présidentielle, deux pour les législatives) pendant lequel nous pouvons, acteurs et spectateurs, de droite comme de gauche, vibrer à des mots dont on redoute qu’ils soient bientôt démentis par des actes.

Comédie du pouvoir. On glose à l’infini sur cet électeur stratège, joueur cruel aux favoris désignés, qui n’en fait qu’à sa tête et n’aime rien tant que contredire les scénarios écrits à l’avance, sondages irréfutables et analyses savantes. De ce phénomène qui n’est en rien français (qu’on en juge aux scrutins qui viennent de se dérouler dans le monde occidental), on en conclut, si l’on est optimiste, à la vitalité de la démocratie, si on l’est moins, à une sourde colère. Ce qui est certain en tout cas, c’est que le citoyen lui-même a décidé de jouer un rôle dans ce qu’on a coutume d’appeler « la comédie du pouvoir. »

Le storytelling n’est pas seulement l’œuvre des spin doctors et des communicants. Les électeurs leur prêtent main-forte. La surprise elle-même fait partie d’un scénario bien ficelé, histoire de tenir tout le monde en haleine

Le storytelling n’est pas seulement l’œuvre des spin doctors et des communicants. Les électeurs leur prêtent main-forte. La surprise elle-même fait partie d’un scénario bien ficelé, histoire de tenir tout le monde en haleine. Comme dans les films efficaces, le rebondissement, le retournement de situation, ont pour fonction de prévenir l’ennui. D’où l’utilité du « troisième homme » (expression qu’on imagine en hommage discret au film de Carol Reed dans lequel Orson Welles campe génialement un homme louche dont on retient la réplique glaçante sur l’ennui dans l’Histoire), qui a souvent pour fonction d’atténuer l’effet déceptif que constituera la finale (le final) entre les deux favoris.

On me dira que l’électorat de la primaire de droite n’est ni aventurier, ni rebelle. N’empêche : si le choix apparaît rationnel a posteriori, il n’en constitue pas moins, pour un groupe si conventionnel, une forme de pied de nez.

Or plus grande est la surprise, plus intense est la polémique. L’entre-deux-tours fut propice à tous les excès. Un ancien Premier ministre falot et qu’on disait sans grand charisme (au point que la « fillonisation » désignait une maladie presque aussi grave que la « balladurisation »), présent dans la vie politique depuis 1981, se retrouve ripoliné en danger national par les uns, et en libérateur par les autres. En moins d’une semaine, voilà Droopy transfiguré en loup-garou.

Concurrents comme adversaires font mine de (re)découvrir un programme rugueux. La surprise a cela de méritoire qu’elle réveille tout le monde, à commencer par Juppé qui a donné enfin, pendant quatre jours, l’impression de sortir de sa longue léthargie. Quant à la gauche, à peine remise de la perte de son meilleur ennemi, Nicolas Sarkozy, elle en débusque un nouveau, d’autant plus dangereux qu’il a le mauvais goût d’avoir fait sienne la devise d’un de nos plus célèbres Français, Descartes, sarthois un temps : « larvatus prodeo », j’avance masqué. On nous l’avait caché ! Fillon est à la fois thatchérien, ultra-réac et poutinien.

Point Godwin. Entre les unes cauchemardesques et le rappel des « années les plus sombres », le point Godwin est allègrement franchi, même sous des plumes généralement élégantes et inspirées. Un des principaux actionnaires du Monde va jusqu’à expliquer que Vichy n’est pas loin.

Si les chefs de la droite correspondaient à ce que souhaite la gauche, ça ne serait plus les chefs de la droite

Un tel déchaînement a eu une seule conséquence : celle d’amplifier le mouvement en faveur de l’ancien Premier ministre de Sarkozy. La droite avait pourtant signifié dès le 20 novembre qu’elle entendait choisir elle-même son champion. Ce qui paraît somme toute logique : si les chefs de la droite correspondaient à ce que souhaite la gauche, ça ne serait plus les chefs de la droite. De même que tous les électeurs de droite voudraient que les hommes de gauche ressemblent à Macron ou à Valls, ce qui serait fâcheux.

J’ai une pensée émue pour les électeurs de gauche, et singulièrement les sympathisants socialistes, régulièrement sommés de « faire barrage » sous peine d’être coupables de « faire le jeu », et invités par certains à voter pour le moins mauvais deux semaines de suite. Avec le résultat que l’on sait.

A ceux-là qui, dans un climat de dérèglement et de confusion générale, doutent (à juste titre) des principaux représentants de leur camp, il faut commencer par tenir un langage simple.

Triangulation hasardeuse. Il n’y a pas de fatalité à un second tour droite-FN. Et la gauche n’est pas condamnée à commenter l’inexorable progression d’un nouveau leader qui, s’il a gagné la « bataille idéologique » dans son propre camp (comme il l’a crânement déclaré), est loin d’avoir convaincu tout le pays. Les ravages d’une triangulation hasardeuse, la conversion d’une partie des dirigeants sociaux-démocrates à la vulgate néo-managériale, la réticence somme toute compréhensible de l’électorat populaire aux éléments de langage du progressisme gnangnan, semblent corroborer la thèse de la « droitisation » de la société.

La réalité est plus nuancée. Que notre formidable potentiel en matière d’innovation ne puisse s’épanouir qu’à la faveur d’un grand soir libéral, j’attends qu’on me le démontre : l’Histoire de France, puisqu’il a beaucoup été question d’elle ces derniers temps, enseigne que, dans notre grand pays, c’est souvent de l’Etat que les citoyens attendent l’initiative. Quant à la révolution promise ici (Fillon) ou là (Macron), il semble bien qu’elle implique de recouvrer, face aux marchés et dans la mondialisation, une souveraineté dont la puissance se mesure à la capacité d’imposer des règles et des protections là où tout conspire à les faire disparaître.

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