Mes propositions pour un projet culturel européen tiennent compte du champ que laissent les traités à l’action culturelle. L’Union européenne peut se doter d’une vision en matière de culture sans pour autant entrer en conflit avec les politiques culturelles pour lesquelles les États membres sont souverains. Pour cela, il lui faut d’abord définir son champ d’action propre, je propose l’unité culturelle des Européens et ensuite coordonner des programmes additionnels proposés aux citoyens.
En 1932, tourmenté par la plongée de l’Europe dans « l’irritabilité », la « lassitude morale », la « méfiance » et la « nervosité », l’écrivain Stefan Zweig appelait à insuffler l’idéal de paix sur le continent au moyen d’une « union culturelle ». L’union par la culture devait, dans son idée, précéder toute autre forme d’association « politique, militaire ou financière ». Si l’union politique et monétaire a résolu durablement le cycle de guerres fratricides que ne cessaient de se livrer les nations européennes, les maux que décrit Zweig font écho au climat actuel. L’Union européenne semble à certains égards, se rapprocher de la vieille Société des Nations : un « appareil trop lourd, une domination excessive de la diplomatie, un trop-plein professoral au détriment de la jeunesse ». Alors que l’Union européenne est aujourd’hui une réalité politique, trop d’aspirations sociales viennent buter contre le mur de ses traités, et la froideur de son appareil ne parvient pas à insuffler partout où elle devrait, la grandeur de l’idée d’union des peuples européens. Il manque à l’Union ce que Zweig anticipait au début des années 1930 : le sens d’une « mission vitale ».
L’Europe est d’abord un espace géographique, depuis que les Grecs ont appliqué ce nom à la pointe du continent eurasiatique. Elle va, si l’on veut, de l’Atlantique à l’Oural, mais sans doute faut-il ajouter les territoires proches au sud, au nord et à l’est, dont de plus en plus de recherches récentes dévoilent les liens forts qu’ils entretiennent avec l’Europe, ainsi que les territoires ultramarins qui comptent beaucoup, particulièrement pour la France.
Sur ce territoire, dont les États sont aujourd’hui encordés ensemble par l’Union, ses traités et le jeu des interdépendances économiques, l’unité des Européens est un fait, et un fait d’ordre culturel. Nos trajectoires politiques sont liées depuis quelques décennies, mais nos trajectoires intellectuelles et culturelles le sont immanquablement depuis des siècles.
Il appartient aux historiens et aux ethnographes de dévoiler et d’expliquer ce qui constitue le fonds commun des peuples européens : Athènes et Jérusalem, l’héritage croisé de la pensée grecque et du monothéisme ; l’influence de Rome, de son administration et de son droit ; le projet carolingien, l’unisson de la culture monumentale et de la symbolique médiévale, la révolution copernicienne qui ancre durablement le primat de la science et permet la foi dans le progrès, l’émergence de la conception de l’individu et donc de la pensée moderne de la liberté, des Lumières, des Révolutions, le poids des mémoires du XXe siècle, la démocratie… Ce creuset commun a fructifié différemment d’un lieu à l’autre et a été constamment retravaillé par les différents points de contact entre l’Europe et les autres « provinces du monde ». Ces points de contact affectent les centres du continent et la perception qu’ils ont d’eux-mêmes : c’est par exemple Al-Andalus, les liaisons avec les Indes et le « Nouveau-Monde », le rapport avec les Russes et les Ottomans, ainsi que l’ensemble des migrations qui n’ont jamais cessé d’irriguer le destin du continent.
Si le dévoilement et l’explication de cette histoire culturelle faite de mouvements et de croisements sont la tâche des chercheurs, chacun de nous peut faire l’expérience de la proximité culturelle entre Européens. Déjà, tous pensent avec des outils philosophiques communs, entendent le même langage pictural, ont des catégories politiques semblables ; ils parlent, en général, des langues peu éloignées les unes des autres et qui ont souvent des logiques proches. Ensuite, l’Européen qui peut voyager sur le continent retrouvera, au-delà du dépaysement, ses repères à Vienne, Rome, Paris, Madrid ou Prague. Les villes européennes sont construites autour d’un centre, avec en général sa cathédrale, ses monuments, ses artères commerçantes et ses places animées ; ses cafés, aussi, à tel point que le philosophe Georges Steiner en fait l’un des lieux les plus propres à l’Europe.
Notre proximité culturelle entre Européens, qui se manifeste aussi dans la conversation, est donc un fait. Cette proximité peut-elle devenir une unité, comme le laisse comprendre l’ambitieuse devise de l’Union européenne, « Unis dans la diversité » ?
Si nous avons un sol de civilisation commun, nous sommes irréductiblement issus de nations différentes, aux caractéristiques culturelles et politiques fortes et identifiables. Certains d’entre nous revendiquent même des attachements régionaux viscéraux. Il est donc évident que nous ne sommes jamais seulement Européens, ou Européens avant d’être français, polonais ou piémontais.
Georges Steiner citant l’artiste William Blake, dit de l’Europe qu’elle a le « sens divin du détail infime ». Le continent européen n’est nulle part monotone ; des distances de quelques kilomètres font changer d’endroit, d’ambiance, les toits des maisons ne sont pas les mêmes, les façons de parler non plus. Les pays européens ont eux-mêmes des caractéristiques culturelles, sociales, culinaires fortes, propres à susciter amour et fierté. Il ne faudrait donc pas comprendre l’unité culturelle des Européens comme un ensemble concurrent aux appartenances nationales, que l’on devrait choisir au détriment de ces dernières. Des nations qui se sont pour beaucoup construites les unes contre les autres, par la guerre et la concurrence, et mères de tant de réalisations admirables, ne peuvent être fondues dans un seul ensemble.
C’est que « l’idée européenne » qui s’appuie sur cette unité de fait des Européens ne peut pas être l’idée d’une fédération d’élites éclairées, préférant la sphère supérieure de l’Europe à des nations dont elle abandonneraient l’évocation aux seuls « populistes ». L’idée européenne n’est pas sur ce plan de la concurrence entre appartenances. Pour reprendre la formule de Stefan Zweig, l’Europe est un « organisme intellectuel unique », une « patrie commune » où la patrie est vue sous son rapport « d’imbrication » avec les autres, et non sous le signe de l’hostilité. Les nations, les régions, l’espace du continent dessinent des appartenances imbriquées qui ne s’excluent pas mais qui, au contraire, s’impliquent les unes entre les autres.
L’Europe doit donc permettre de penser l’identité sur le mode cumulatif. Comme le dit l’écrivain Umberto Eco dans un entretien récent : « Il y a donc, en matière d’identité, un emboîtement continu. Nos appartenances communale, régionale, nationale, supranationale, ne se contredisent pas ».
Il est important de bien le préciser pour ne pas considérer les sentiments d’appartenance comme étant exclusifs et susceptibles d’être classés du moins au plus acceptables en fonction de leur degré supposé « d’ouverture ».
Ces identités cumulatives, c’est en Europe qu’il est possible, en premier lieu, de les penser, car elles sont produites par l’histoire même d’un continent qui vit grâce à elles.
Il faut maintenant répondre à deux questions.
Que nous le constations avec indifférence, avec colère ou avec crainte, le monde poursuit sa recomposition en aires culturelles, centrées autour de pôles de puissance et d’influence. Quant à l’Occident, il s’uniformise autour du modèle anglo-saxon dont l’expansion continue dans le domaine médiatique, linguistique, politique et culturel surtout. Mais la culture que diffuse cet anglo-saxonisme dégradé est un vernis, un expédient de surface qu’une civilisation dominée par le marché répand pour étancher le vide existentiel que créent les logiques de profit et de surveillance. C’est une offensive culturelle qui mène le commun à s’effacer au profit du pareil et à accepter d’être oblitéré par des logiques qui ne sont plus celles de l’émancipation mais du contrôle par l’autosatisfaction. Impossible ici de tenter une explication, mais d’une certaine façon, cet évidement de la culture commune a partie liée avec la crispation identitaire que l’on observe. Le besoin de commun et de profondeur culturelle ne peut pas rester inassouvi. Bref : si c’est un truisme de dire que la question de l’identité culturelle n’a jamais été simple, il faut bien se rendre compte qu’elle se pose avec une acuité politique particulière en ce début, bien entamé, de XXIe siècle. Face, donc, aux offensives culturelles qui se livrent sur le sol du continent une lutte d’influence, l’Europe doit faire valoir sa voie, qui lui est propre et qui découle d’une histoire faite de mouvements et de contacts au point de créer la mosaïque unie que nous connaissons. Les identités culturelles qui se cumulent du local au national et au supranational, qui n’entrent pas en concurrence mais au contraire se présupposent les unes les autres : tel est notre héritage historique, et la voie que les Européens doivent pouvoir emprunter et faire valoir.
Comment les Européens peuvent-ils s’emparer de ce projet d’éclaircissement et de promotion de leurs identités cumulatives ? Il y aurait beaucoup de conclusions à tirer, qui mériteraient plus de pages. Je dirai cependant que les Européens doivent, à partir de cette vision de l’identité, de l’histoire et du développement des individus, parvenir à formuler une vision culturelle. Et que l’Union européenne trouverait sa raison d’être à permettre la pleine expression de cette vision.
On pourra dire que ce serait là une façon de surdéterminer politiquement la culture. Je crois plutôt que si l’Union se pose en garante de cette façon de penser et de vivre l’identité et ses appartenances culturelles, alors elle ne risquera plus de se trouver en porte-à-faux avec les États pour faire la promotion de ses « valeurs ». Aux États et aux régions, quand elles sont reconnues, d’organiser ce qui les concerne. À l’Europe, la tâche d’ouvrir chacun à sa dimension européenne, qu’il l’ait reçue en héritage ou qu’il attende de recevoir un « sentiment général du continent ». Et si l’on considère que l’Europe est avant tout un objet culturel, alors oui, la question de l’Union européenne sera bien une question de vision et de politique culturelles.
À ce sujet, quelques pétitions de principe sur le danger d’une propagande européenne ou de la délimitation d’un contenu officiel de la culture européenne surviendront. Mais en réalité, si le but est de faire prendre conscience aux Européens d’une unité dont ils manifestent déjà, dans toutes les formes de leur vie, l’existence, alors l’Union n’aura pas besoin de déployer les mêmes artifices et les mêmes efforts d’imagination que ceux dont elle a besoin pour essayer de susciter un sentiment d’appartenance à un marché et à une structure bureaucratique. Le but de l’Union européenne en matière culturelle peut donc être de donner à chacun les moyens et les clefs pour percevoir cette dimension européenne et cette part cosmopolitique en nous. En somme, d’explorer cet « organisme unique » qu’est l’Europe. C’est pour cela que, comme le dit aussi Umberto Eco, « l’Europe sera une Europe de voyageurs ou ne sera pas ».
D’un point de vue politique, c’est une préoccupation réellement socialiste que de refuser que l’attachement à l’Europe se fasse au détriment de l’appartenance à une nation protectrice. Il est hors de question de préférer l’Europe à son pays. Seulement, en chaque Français, en chaque Slovène, en chaque Irlandais, il y a une part d’Européen, et ce sont ces parts européennes qu’il faut relier. C’est un projet socialiste que de refuser que l’idée d’Europe, dont nos existences à tous manifestent la réalité, soit l’apanage d’élites se pensant éclairées ; c’est un projet socialiste que de refuser que l’Europe soit construite par quelques élites souvent privilégiés, qui auraient dès le départ des moyens ou des chances supplémentaires de s’y intéresser et de l’aimer.
Quant au contenu de ce projet de vision culturelle, il devra, à mon sens, être formulé en prenant garde de ne pas être exclusivement passéiste et de ne pas tomber dans une union réalisée autour du seul patrimoine. L’histoire culturelle européenne est faite de renaissances, de renovationes : celle de Rome puisant dans l’héritage grec, la renaissance carolingienne dans le projet d’unification du continent, la renaissance intellectuelle et artistique du XIIe siècle, la grande Renaissance au XVe et XVIe siècles, les Lumières puis l’idéalisme… Autant de « courants de volonté créatrice qui circulent d’un peuple à l’autre et contribuent au bien commun ». Constamment, les Européens ne s’intéressent à leur fonds commun que pour le retravailler voire le malmener, pour finalement l’étendre. Notre unité d’Européens, donc, n’est pas figée dans les vieilles pierres ou une vision conservatrice de la culture. Elle doit rester en mouvement, et ne peut donc qu’être irriguée par les forces vives des créateurs. Le grand historien Jacques le Goff, celui qui a découvert que le terme « européen » apparaissait pour la première fois dans un texte sur la bataille de Poitiers en 732 et qui s’était attelé à décrire la naissance de la conscience européenne au XVe siècle, le dit en ces termes : « s’il n’y a pas de continuité, on échoue ; s’il n’y a pas de changement, on meurt à petit feu ».
Une dernière remarque qui permet de conclure. Une vision culturelle pour l’Europe, et la politique qui l’accompagne, ne peuvent donc en aucun cas formaliser des contenus, ni même prétendre faire un inventaire promotionnel officiel de ce qui est européen et de ce qui ne l’est pas. Notre continent est une mosaïque où chaque pièce est unique, mais où la solidité de l’ensemble est assurée par un ciment bien réel, dont nous faisons l’expérience et dans lequel nous nous reconnaissons, même s’il n’en est pas moins mystérieux et, en somme, un peu miraculeux.
Concrètement, je souhaite ici ouvrir cette plaidoirie pour une vision culturelle par quelques propositions. Elles vont dans le sens d’une Europe ouverte aux projets, et qui, même, se construit par les idées et les volontés de ses citoyens. Elles tentent de dessiner les quelques contours, forcément limités, d’un projet culturel qui soit digne de la richesse du continent et qui la promeuve ; d’un projet qui préférera permettre les rencontres entre Européens, les rencontres avec les œuvres et les espaces, et qui favorisera la création.
Depuis son développement dans les années 1950, la politique culturelle est normalement menée par l’État. L’action culturelle de l’Union ne prétend donc pas se substituer à celle des États, et c’est pour cette raison que la culture est une compétence d’appui de l’Union européenne. Les compétences d’appui sont les dernières dans l’échelle des attributions : elles limitent l’action de l’Union au soutien des politiques menées par les États membres, sans réelle autonomie et sans aucune valeur contraignante. Cette « faiblesse culturelle » de l’Union européenne est instituée par les traités (Traité de Maastricht et article 3 du Traité de Lisbonne).
La Commission européenne, dans ses orientations, accorde une prédominance à une conception économique de la culture, conséquence directe de son rôle subsidiaire. En plus d’objectifs assez généraux et en apparence ambitieux (promotion de la diversité culturelle, renforcement de la cohésion autour des valeurs européennes), elle élabore donc surtout des programmes destinés à « exploiter l’ensemble du potentiel de croissance du secteur culturel ». On a dit notamment que ce programme était révélateur de l’abandon de l’idée de culture proprement dite, au profit du capitalisme culturel.
Directement, avec les différents programmes placés sous la responsabilité du commissaire européen à la culture. Le principal programme intitulé « Europe Créative 2021-2027 » a pour objet le soutien à la création d’emplois dans la culture et le soutien à la croissance du secteur culturel et du cinéma européens. Il répartit des financements selon trois sections : la culture proprement dite, les médias, et les actions ponctuelles (différents prix européens, journées européennes du patrimoine…). « Europe Créative » est dotée d’un budget de 2,4 milliards d’euros (c’est-à-dire très peu). Il est complété par d’autres programmes et dispositifs de développement culturel : les Capitales européennes de la culture, le Label du patrimoine européen…
Indirectement, avec les projets culturels financés par les dispositifs de l’Union européenne destinés à la cohésion et au développement régional (FEDER, Fonds européen pour le développement régional). C’est là que se concentrent en réalité la plus grande part du budget européen consacré à la culture (environ 10 milliards d’euros). Le FEDER ne mène pas d’action culturelle coordonnée, mais finance des investissements dans les équipements culturels, les rénovations patrimoniales…
Par le biais des programmes connexes portant une dimension culturelle : Erasmus + (programme européen pour l’éducation, la jeunesse et le sport), Horizon Europe (programme européen pour la recherche et l’innovation).
Mes propositions pour un projet culturel européen tiennent compte du champ que laissent les traités. L’Union européenne peut se doter d’une vision en matière de culture sans pour autant entrer en conflit avec les politiques pour lesquelles les États membres sont souverains. Pour cela, il lui faut d’abord définir son champ d’action propre, je propose l’unité culturelle des Européens et ensuite coordonner des programmes additionnels proposés aux citoyens.
Les Européens parlent 24 langues officielles et une soixantaine de langues régionales ou minoritaires, chacune d’entre elles étant porteuse d’une vision du monde, avec sa logique, ses possibilités et sa beauté propres. Avec une telle diversité, l’identité linguistique de l’Union ne peut être que le multilinguisme. Il est évidemment impossible que chaque citoyen soit en mesure de parler ou de comprendre l’ensemble des langues européennes, mais comme le dit Umberto Eco, « la seule façon de pactiser avec le multilinguisme est un polyglottisme partiel ». Deux priorités, donc : l’apprentissage d’une ou deux langues européennes pour tous les jeunes Européens afin de favoriser l’intercompréhension ; l’attachement à la traduction et à l’interprétariat. Le directeur général de Société des auteurs Jean-Noël Tronc propose à cet égard le lancement d’un « Projet Babel » (budget estimé à 500 millions d’euros), programme de traduction taillé pour les langues européennes et destiné à l’intercompréhension immédiate.
Autre sujet d’importance, la langue véhiculaire de l’Union européenne, autrement dit celle utilisée pour le travail dans les institutions européennes et entre gouvernements européens. Si les traités instituent trois langues de travail à parité (le français, l’anglais et l’allemand), l’usage est de s’exprimer et d’écrire en anglais pour, soi-disant, accélérer et faciliter les choses. Il est vrai que le choix d’une langue véhiculaire ne se décrète pas, et que celle-ci s’impose pour la raison économique et politique évidente qu’est la domination du modèle anglo-saxon en Occident. Mais c’est une question de survie politique et intellectuelle pour l’Union que de refuser l’usage exclusif de cet anglais mondialisé pour la définition de ses politiques. D’une part, seuls 1 % des citoyens de l’Union européenne ont l’anglais pour langue maternelle (depuis le Brexit) : cela signifie que les 99 % qui restent sont sommés de réfléchir dans une langue qui n’est pas la leur, ils vont donc puiser dans le vocabulaire qu’ils connaissent, avec les concepts qui se transmettent, avec les restrictions intellectuelles (malgré leur niveau d’anglais parfois élevé) que cela implique. Ensuite, si l’Union européenne est un organe politique d’un type inédit, elle doit pouvoir définir des politiques nouvelles et réellement européennes. Comment le ferait-elle en n’ayant à sa disposition dans son travail que des concepts venus des États-Unis, ou des notions vagues circulant dans le champ lexical de la mondialisation ? Il importe que chaque Européen qui participe à la construction de l’Europe puisse réfléchir et s’exprimer dans sa langue sans devoir passer par un intermédiaire imposé. C’est une question de productivité intellectuelle, de justice sociale et de refus de l’uniformisation.
L’Union européenne a inscrit 48 sites à son label « Patrimoine européen ». Présents sur l’ensemble du continent, ces lieux et ces monuments présentent la particularité de faire le lien entre les territoires où ils sont implantés et l’espace européen. Façonnés par leur implantation, qui seule donne le « génie des lieux », ils revêtent aussi une dimension transnationale, par leur dimension architecturale, leur importance spirituelle ou leur fonction. En maillant ainsi le territoire du continent, ils dessinent une certaine carte de la conscience européenne. Et cette carte mérite d’être parcourue : l’Union européenne pourrait faire connaître cet ensemble de sites du patrimoine culturel à tous les jeunes Européens au cours de leur scolarité. Elle devrait ensuite élaborer des offres rendant leur découverte accessible à tous les Européens, avec un système de pass et de chèques vacances culturelles accordés aux familles.
L’UNESCO protège aussi bien le patrimoine immatériel que les sites naturels ou les grands ensembles patrimoniaux. Seulement, sa dimension mondiale induit des critères d’exigence qui restreignent le nombre d’éligibles. L’Union européenne pourrait compléter ce classement à son échelle, en recensant les traditions et pratiques locales européennes pour les garder vivantes et les protéger en assurant leur transmission.
C’est l’intuition commune d’esprits européens tels que Stefan Zweig ou Umberto Eco : l’Europe se construit sur des expériences vécues, et particulièrement sur celles de la jeunesse. À ce titre, Erasmus a sans doute fait plus pour l’union que n’importe quelle politique communautaire, en faisant se rencontrer des jeunes, en élargissant les espaces du savoir, et en donnant lieu à des histoires d’amour européennes…
Le seul défaut d’Erasmus (au-delà des coupes budgétaires), c’est qu’il ne permet qu’aux seuls étudiants de vivre une expérience européenne. Il est vrai qu’Erasmus +, sa version élargie, prévoit des programmes à destination des apprentis, des sportifs… Mais il faudrait l’étendre encore, et cela passe par la construction d’un programme similaire accessible aux collégiens ou aux lycéens. D’une part, cela permettrait à tous les jeunes, quels que soient leurs parcours ultérieurs, d’avoir une expérience européenne, et d’autre part cela permettrait, par l’encadrement scolaire, de combiner le vécu avec la pédagogie et le récit en classe. Pour reprendre la formule de Zweig : il importe de donner à chaque jeune une « expérience sensible de l’histoire culturelle européenne », seul véritable ferment de paix et de compréhension des identités cumulatives, de l’esprit européen commun et des particularités irréductibles.
Le grand historien français Georges Duby avait formulé dans les années 1980 un projet demeuré inabouti, d’une collection d’histoire culturelle commune à toutes les écoles européennes, traduite dans toutes les langues officielles. Une telle initiative existe, à un autre niveau, dans les classes Abibac qui proposent un manuel d’histoire franco-allemand, mais la difficulté d’accorder, par exemple, les mémoires historiques, rend son utilisation difficile. Pour ne pas empiéter sur les programmes nationaux en histoire, cette collection de manuels scolaires européen pourrait se concentrer sur l’histoire culturelle du continent, sur le développement des mouvements de pensée, des cadres esthétiques, des concepts philosophiques…
Cela nous amène à toucher à des domaines connexes, mais qui touchent pleinement à la qualité de la création européenne et à son rayonnement. Le statut et la protection des créateurs, le soutien à la consommation culturelle européenne, la souveraineté numérique : tout ce qui peut empêcher de céder aux offensives culturelles étrangères, et ce qui permettra à l’énergie vitale de continuer à circuler sur le continent.
La France est un modèle en la matière, avec le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et la Taxe spéciale additionnelle (TSA). Le CNC permet le développement d’un cinéma indépendant et assure la diffusion d’une offre large et variée. Une agence européenne similaire permettrait de soutenir des productions cinématographiques originales et de qualité dans tous les pays de l’Union, en complément de ce que proposent déjà les grands studios internationaux.
La TSA est une sorte de TVA appliquée sur les entrées en salles, dont les recettes sont mutualisées pour préserver le maillage des cinémas et favoriser la production française. L’Union européenne pourrait créer un dispositif similaire à son échelle.
Enfin, le Parlement européen accorde un prix cinématographique important avec le Prix Lux, mais le cinéma européen gagnerait à ce que cet événement et les œuvres primées soient réellement mis en valeur.
Je propose un axe, qui est un de mes combats au Parlement européen : la rémunération des artistes par les plateformes de streaming. Ces plateformes (Spotify, Deezer) rémunèrent les artistes en fonction de la part de marché négociée par leurs intermédiaires, majors de l’industrie musicale, comme Universal et autres grands labels. Cela garantit une rémunération quasi inexistante pour les artistes indépendants. Autre problème : l’importance prise par les intermédiaires et la publicité sur les plateformes réduisent, pour tous, la part de rétribution de la création musicale à la portion congrue. En réglementant la rémunération des artistes, l’Union européenne pourrait favoriser l’abandon de ce système dit « market centric » (basé sur la part de marché) au profit d’un système « user centric » (basé sur les écoutes des utilisateurs).
Une autre idée, suggérée par Jean-Noël Tronc dans son ouvrage sur la culture et la souveraineté numérique : en s’inspirant du « protectionnisme musical » américain et du système des quotas de chansons françaises à la radio, l’Union européenne pourrait favoriser un quota réservé à la création musicale européenne sur les radios du continent et dans les suggestions faites par les algorithmes des plateformes d’écoute, pour promouvoir la diversité sans l’imposer.
Ce n’est pas forcément l’idée que nous nous en faisons, mais la culture est un élément crucial du soft power, c’est-à-dire un outil d’existence et d’influence géopolitique. La culture européenne, avec sa profondeur historique, sa richesse, son exigence et son imprégnation des valeurs humanistes, doit être un réel levier pour peser dans la marche du monde, face aux risques d’uniformisation, d’autoritarisme, de confusion entre culture et propagande, de l’expansion de valeurs contraires aux droits de l’homme et de la démocratie. Si les droits culturels font partie des droits de l’homme, l’Union européenne doit, pour elle et pour le monde, valoriser l’esprit européen et ses productions.
D’abord, la protection des créateurs par le droit d’auteur (une notion française injustement traduite par le Copyright anglais, qui protège le propriétaire et non l’auteur). La directive sur le droit d’auteur est en train d’être appliquée, et elle peut être réellement bénéfique aux créateurs européens si elle était pleinement mise en place.
Ensuite, la lutte contre la contrefaçon. J’ai commandé un rapport de prospective pour inciter la Commission européenne à protéger les créateurs et producteurs de contenus culturels qui sont victimes de contrefaçon en ligne.
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