Figure libre dans l'Opinion, «Confidences pour confidences»

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Décidément, l’heure est aux confidences. Celles, soutirées avec bienveillance, à la faveur d’un dialogue « cosy » sur le canapé chic de Karine Le Marchand. Celles recueillies dans les nombreux livres d’entretiens tous plus « exclusifs » les uns que les autres, que le Président accorde, avec une stupéfiante prodigalité, aux journalistes. Celles enfin, et c’est plus choquant, qui sont attrapées au vol (c’est le cas de le dire) par l’entremise d’un vilain petit magnétophone dissimulé dans une poche de veston ou d’un SMS gardé par-devers soi comme un trésor toxique.

Qu’elles soient volontaires ou dérobées, qu’elles mettent en valeur ou au contraire accablent et accusent, elles répondent toutes au même objectif, celui de cerner l’homme (la femme) politique dans sa « vérité » intime.

De ce point de vue, l’émission de M6, « Une ambition intime », même si elle constitue une forme d’apothéose du genre (en attendant une version plus « trash »), n’a rien de nouveau et ne mérite pas l’opprobre qu’elle a suscité. Cela fait plusieurs décennies déjà que les dirigeants(e)s de ce pays, comme des autres démocraties occidentales d’ailleurs, tentent de se donner à voir « en toute transparence », espérant par là se rendre plus proches des électeurs qui n’en finissent pas de s’éloigner.

Confidence et confiance : étymologiquement, les deux mots sont frères. On se confie pour contenir la défiance qui vient, pour renouer un lien de confiance qui s’est distendu, voire brisé.

Les téléspectateurs, qui ne sont dupes de rien, surtout pas des stratégies de communication éculées, se raccommodent, le temps d’une émission, avec des élu(e)s qu’ils ont plutôt coutume de brocarder

Culture publique. Comme si la vérité d’un homme ou d’une femme politique ne résidait pas exclusivement dans l’action et la réflexion, mais dans l’exposition au grand jour de ses qualités privées et de son histoire individuelle. Difficile de ne pas penser au grand livre de Richard Senett, Les tyrannies de l’intimité, qui montre que cette psychologisation du combat politique s’inscrit dans un processus long et pas forcément rassurant, celui de la fin de la « culture publique », ou, comme l’indique bien le titre original de l’essai du sociologue, The fall of public man.

Alors, évidemment, il y a quelque chose de gênant dans cet équivalent moderne de la confession. Mais, comme souvent, le malaise n’empêche pas le plaisir. Les téléspectateurs, qui ne sont dupes de rien, surtout pas des stratégies de communication éculées, se raccommodent, le temps d’une émission, avec des élu(e)s qu’ils ont plutôt coutume de brocarder. Et peut-être sont-ils soulagés de ressentir, même furtivement, un peu d’empathie. Le voyeur contrit et l’exhibitionniste contraint, tout le monde en ressort humanisé et, pendant une heure, réconcilié.

Jouissance narcissique. En dépit des précautions d’usage (tous et toutes diront qu’ils ont songé à refuser, qu’ils ont posé leur condition, qu’il a fallu forcer leur nature), la plupart iront, et pas seulement en raison de l’audience. Car il y a, pour le dirigeant(e) qui s’adonne à ce genre d’exercice, une jouissance narcissique aussi puissante que compréhensible : parler de soi, feindre de se mettre à nu devant des millions de gens, sans prendre de risque tout en ayant l’assurance d’émouvoir (plus facile en évoquant des choses aussi universelles et consensuelles que l’amour de sa progéniture et les joies de l’enfance qu’en se coltinant les problèmes du pays !), voilà qui a de quoi combler un besoin élémentaire, celui d’être aimé. « Confidences pour confidences, c’est moi que j’aime à travers vous. »

Ce plaisir de l’épanchement, c’est peut-être, après tout, la motivation principale qui pousse le chef de l’Etat à enchaîner toutes ses « conversations privées » qui font grand bruit

Ce plaisir de l’épanchement, c’est peut-être, après tout, la motivation principale qui pousse le chef de l’Etat à enchaîner toutes ses « conversations privées » qui font grand bruit. Qu’on me comprenne bien : François Hollande, contrairement à son prédécesseur (et de cela on lui saura toujours gré), n’a jamais abordé sa vie intime que malgré lui, forcé par les circonstances et par les autres. Mais il n’a de cesse de se commenter lui-même en tant Président, comme s’il avait la certitude qu’il était, de loin, le meilleur (et bientôt le seul diront les mauvaises langues, dont je ne suis pas) avocat de son action à la tête de notre grand pays.

Complexité et profondeur. On dit que les ministres sont jaloux des journalistes, à qui le Président consacre apparemment la majeure bonne partie de son temps libre. Ils pourront se consoler en constatant que leur patron ne verse ni dans l’exclusivité, ni dans l’avarice : la parole n’est pas rare, elle déborde au contraire de tous les côtés, au point qu’on se demande si tout cela ne ressort pas d’une stratégie savamment élaborée. Car à force de volubilité (avec ce que cela suppose de contradictions, de banalités aussi parfois), on en devient presque insaisissable. Noyés par le flot ininterrompu de confidences, les interlocuteurs du Président finissent par s’imaginer que cela dissimule forcément de la complexité ou de la profondeur. C’est d’ailleurs un des poncifs médiatiques les plus relayés de ce quinquennat : François Hollande serait nébuleux et impénétrable, alors que lui-même clame avec une franchise désarmante qu’il « n’y a aucun mystère ».

Le chef de l’Etat l’admet : il « parle surtout aux journalistes », qui en retour lui tendent un miroir déformant dans lequel il se contemple présider. Au fond il a compris l’essentiel : dans cette période où plus personne n’admire les hommes d’Etat, ce qui, dans un pays politique comme la France, est une catastrophe, il a choisi la seule voie possible : celle de s’admirer soi-même.

Les esprits chagrins déploreront que ces deux derniers quinquennats aient largement contribué à « dégrader » le statut du président de la République tel qu’il avait été rêvé par De Gaulle. Et de se lamenter sur cette désacralisation de la fonction. Les optimistes répliqueront que c’est justement là la ruse de la raison : en dix ans, nous voilà (presque) débarrassés de cette antique croyance, celle du leadership jupitérien, du chef intouchable, économe de sa parole et opaque dans sa puissance. Ce n’est pas forcément plus mal.

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