Avec un collectif d’économistes, de représentants politiques, associatifs et de la société civile nous signons cette tribune dans Le Monde pour exiger une refonte complète du marché européen de l’énergie.
Depuis un an et demi, l’envolée spectaculaire des prix de l’électricité a provoqué une crise économique et sociale majeure entraînant faillites d’entreprises, baisses de production industrielle, risques de délocalisation, menace sur les emplois, coupes budgétaires pour les collectivités locales, frein aux investissements, alimentation de l’inflation.
Cette flambée des prix n’est pas liée à une explosion des coûts de production de l’électricité en France, mais au mode de fixation du prix de marché « de gros européen » qui se répercute sur les factures des consommateurs. Celui-ci est déterminé par le coût de fonctionnement de la centrale la plus chère sur le réseau européen interconnecté, en général une centrale à gaz.
L’ouverture à la concurrence responsable
Avant la libéralisation du secteur, tous les consommateurs français (ménages, entreprises, communes) avaient accès à un tarif réglementé basé sur les coûts de l’électricité en France, très stables et faiblement impactés par l’évolution des cours mondiaux des combustibles fossiles.
L’ouverture à la concurrence de l’électricité est donc bien responsable de cette crise majeure, apogée d’une succession de dysfonctionnements qui ont jalonné l’histoire d’un marché par nature profondément instable : lorsque les prix, très volatils, plongent au-dessous du coût de production, comme il y a une dizaine d’années, les producteurs sont en difficulté. Quand ils s’envolent, comme ces derniers mois, les consommateurs trinquent. La France doit garantir son service public de l’électricité.
L’urgence climatique et écologique nous impose de disposer d’un outil efficace pour piloter une transition énergétique très exigeante tout en garantissant à tous, dans des conditions équitables, l’accès à ce bien de première nécessité qu’est l’électricité. Après plus de vingt ans, le marché a fait la démonstration qu’il ne peut pas – et ne pourra jamais – répondre à ces exigences.
Les mesures d’urgence qui se sont empilées partout en Europe ne parviennent pas à éteindre l’incendie, tout juste à amortir le choc. Par exemple, en France, les très petites entreprises comme les boulangers doivent se contenter d’un plafonnement à 280 euros le mégawattheure (MWh), soit environ quatre fois plus que le coût de production national. (Ce coût, habituellement autour de 60 €/MWh, a atteint exceptionnellement 95€/MWh environ en 2022 en raison de la conjonction de l’indisponibilité du parc nucléaire et de la flambée des prix du gaz, mais devrait revenir à son niveau habituel rapidement).
Rustines complexes et bancales
Pourtant, il semble toujours impossible d’en sortir, et la « réforme en profondeur du marché européen de l’électricité » tant attendue vient d’accoucher d’une souris, au terme d’un débat tronqué. La Commission européenne propose en effet de nouvelles rustines, toujours plus complexes, bancales et incapables de remettre sur pied ce système malade à la base. Elle impose même de développer des contrats privés de long terme qui conduiraient à réserver les centrales les moins chères à certains consommateurs aux dépens des autres, au mépris du principe fondamental d’équité de traitement pour un bien de première nécessité.
La réforme proposée par la Commission européenne interdit le maintien de tarifs réglementés, sauf cas très particuliers, et pérennise l’existence de fournisseurs en concurrence, dont l’activité spéculative est pourtant inutile et dangereuse. Les consommateurs continueraient d’être exposés à des offres très complexes et à des pratiques commerciales abusives.
Nous demandons instamment que soit débattue en France et dans l’Union européenne (UE) la proposition de mise en place, pour tous les Etats membres qui le souhaitent, d’un service public de l’électricité sur la base des principes suivants :
– ce service public facturerait l’ensemble des usagers à un tarif réglementé reflétant les coûts de production nationaux tenant compte des imports et exports, sans possibilité de faire du profit sur la production de ce bien de première nécessité ;
– un opérateur public, contrôlé par un organisme indépendant et soumis à obligation de transparence, assurerait l’exploitation du parc national, coordonnée avec celle du parc européen.
Seuls ces principes permettent de garantir des tarifs stables et équitables, comme le demandent tous les consommateurs, tout en permettant le financement au moindre coût de l’ensemble du parc de production et l’efficacité de son exploitation.
L’intérêt supérieur des citoyens
Cette proposition pourrait être débattue, par exemple, dans le cadre d’une commission parlementaire et d’une convention citoyenne. Elle n’impose rien quant au choix des filières de production ni des constructeurs de centrales. Elle n’exige rien des autres Etats membres de l’UE quant à l’organisation et au fonctionnement de leur propre parc de production.
Elle ne remet pas en cause la solidarité européenne ni ne nous expose aux coupures, comme le répètent, à tort, les défenseurs du marché, bien en peine de trouver des arguments sérieux contre cette proposition : la sécurité d’approvisionnement ne dépend pas du « marché » mais des interconnexions physiques avec nos voisins, bien antérieures au marché et développées pour des considérations techniques et politiques, et non marchandes.
L’application de règles européennes découlant de directives anciennes ne peut prévaloir sur l’intérêt supérieur des citoyens. Il est donc de la responsabilité du gouvernement de porter ce débat auprès de ses partenaires européens et, a minima, d’obtenir une dérogation pour la France, comme il en existe déjà tant d’autres.
Le préambule de la Constitution de 1946 dispose que « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité » : nous ne réclamons rien d’autre. Le temps presse.
Retrouvez ici la liste des signataires.