Ma tribune dans Libération au sujet des tensions commerciales entre l’Europe et les États-Unis.
Le «green deal made in USA» constitue une énorme incitation à délocaliser les investissements hors d’Europe. La commission européenne doit sortir de son coma idéologique et protéger ses intérêts.
Les relations commerciales entre l’Union européenne et les Etats-Unis se sont subitement tendues, au point d’être portées sur la place publique par la Commission, mais aussi par l’Allemagne et par la France, à l’occasion de la promulgation de l’«Inflation Reduction Act» (IRA). Ce plan d’une ampleur sans précédent prévoit 370 milliards de subventions aux entreprises établies outre-Atlantique pour accélérer la transition énergétique et écologique.
Les Européens ont toutes les raisons de craindre l’IRA. Non seulement ce programme subventionne les entreprises engagées dans la lutte contre le changement climatique, mais il conditionne les aides à la fabrication de composants clés des véhicules électriques et à leur assemblage sur place. Ce «green deal made in USA» constitue donc une énorme incitation à délocaliser les investissements hors d’Europe, au moment précis où elle est frappée de plein fouet par la crise de l’énergie.
L’IRA fera probablement l’objet d’une plainte de l’Union européenne devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Mais cette démarche n’a aucune chance d’aboutir. En effet, les Etats-Unis peuvent bloquer toute décision défavorable en faisant simplement appel, car le mandat des juges américains siégeant à l’OMC est expiré et ils refusent de les remplacer.
Comportement unilatéral et dominateur
La seule riposte logique – et efficace – de l’UE serait de faire la même chose que les Américains. Eux savent se donner les moyens de ne dépendre de personne. Sur les grands enjeux – finance, écologie, numérique, innovation technologique, politique industrielle –, les Etats-Unis mènent la course en tête et entendent ne céder aucun pouce de terrain. Pire : leur comportement unilatéral et dominateur montre qu’aux yeux des élites politiques, économiques et technocratiques américaines, il n’y a rien de mal à conserver leur leadership en affaiblissant jusqu’à ses plus proches alliés.
Pour ma part, je ne reproche pas aux Etats-Unis de protéger leurs intérêts… dès lors que nous protégeons aussi les nôtres ! Mais à Bruxelles, la dévotion de certains dirigeants au libre-échange a franchi toutes les limites du fanatisme. Margrethe Vestager, commissaire chargée d’une concurrence qui n’existe plus depuis le vote de l’IRA, s’est empressée de déclarer son hostilité à toute mesure de réciprocité européenne, dénonçant par avance toute «course aux subventions».
Avec Valdis Dombrovskis, commissaire au commerce, elle dit non au «Buy European Act» prôné par la France et soutenu par le ministre allemand de l’Economie, Robert Habeck ; et non à tout programme de subventions européennes équivalant au programme américain. A leurs yeux, tout peut être sacrifié sur l’autel du libre-échange et de la relation transatlantique, notre industrie, nos emplois, nos compétences et par extension «l’autonomie stratégique européenne» dont on nous rebat sans cesse les oreilles.
Paillasson européen
Les Etats-Unis s’affranchissent du libéralisme mercantile si cher à Margrethe Vestager et Valdis Dombrovskis ? Washington acte brutalement la fin de la mondialisation en s’essuyant sur le paillasson européen ? Qu’à cela ne tienne : coopérons avec les Américains, répondent nos commissaires, et acceptons de nous plier à leurs conditions. Ils ont même inventé un endroit pour ça : le Trade and Technology Council (TTC), lancé à Bruxelles en juin 2021 en présence de Joe Biden, deux semaines avant que l’Union européenne «suspende» la taxe sur les Gafa et avalise ainsi leur impunité fiscale. Le «T» de Trade est l’incubateur d’une relance des négociations en vue d’un accord commercial transatlantique. Et sous couvert de «dialogue» et «d’échanges», le «T» de Technology institutionnalise la prédominance américaine sur le numérique. Tout cela sans validation par le Parlement européen.
Dans l’indifférence du public à l’égard du quotidien diplomatique, le TTC avance tranquillement sur des questions essentielles, où l’Europe est en retard : intelligence artificielle, identité numérique, Internet des objets, infrastructures de transmission des données, normes de chargement des voitures électriques, mais aussi contrôle des exportations, etc. Cette instance «supra-supranationale» décide de tout sans que personne n’en sache rien. Le seul dirigeant européen à s’être montré ferme à l’égard de cette anomalie démocratique est Thierry Breton, qui a refusé de participer à la dernière réunion, en protestation contre la politique commerciale américaine. Reste à savoir s’il sera suivi. Cette confusion n’est pas à l’avantage de l’Union européenne, c’est le moins que l’on puisse dire.
Il est grand temps que la Commission mette de l’ordre en son sein, sorte de son coma idéologique et revienne au réel. Accumuler les concessions aux Américains ne nous sera d’aucun secours. Et vouloir à tout prix ressusciter une mondialisation libérale tuée par les Etats-Unis et par la Chine, en s’accrochant désespérément aux règles de l’OMC, se paiera du prix de notre indépendance et de notre liberté.