Une norme ou standard en anglais est une série de règles à respecter pour produire ou utiliser un objet. Elles peuvent être décidées au niveau local, national ou international. Ces normes sont aujourd’hui si nombreuses que personne n’y est plus sensible. Tant d’exemples montrent cette imprégnation des normes dans nos vies. Ce texte a été écrit avec un clavier normalisé, une police normalisée, un logiciel (Word) normalisé, utilisable dans le monde entier. Le lecteur le lira peut-être sur une feuille A4, norme dans l’imprimerie la plus connue, ou sur une clé USB (système universel de transfert de données), ou l’ouvrira à partir d’une connexion WI-FI elle aussi normalisée qui fait que chaque ordinateur ou téléphone fonctionne selon le même processus. Le lecteur lira peut-être le texte dans le train qui comporte une taille normalisée de rail, un voltage particulier pour ses lignes, et qui lui permettra de traverser plusieurs pays sans changer de wagon.
Dans la tradition occidentale, une norme est non-contraignante en droit (mais pas en fait). Elle est déterminée en grande partie par le secteur privé et se régule par elle-même (c’est le marché et l’innovation qui en décident, sans qu’il y ait de planification a priori). Il existe deux grands types de normes :
1 – Les NORMES FORMELLES dans la tradition européenne. Elles sont la force de l’UE depuis de nombreuses années. Ces normes résultent de négociations entre différents acteurs : puissances publiques, consortiums économiques, chercheurs, associations de consommateurs, ONG. Les textes qui les régissent rentrent en vigueur après 4 ans de travaux en moyenne, mais le résultat est le plus souvent de qualité, et rapidement exploitable. Ce modèle de coopération est à l’origine de l’intégration économique, de l’innovation et de la compétition sur le vieux continent. Au niveau mondial, la force de l’UE réside dans sa capacité à influencer les normes.
2 – Les NORMES DE FACTO dans la tradition états-unienne. La norme n’émerge pas de la coopération, mais de la domination d’un produit ou d’une solution sur le marché qui, par sa diffusion et son adoption progressive dans le monde entier, devient de facto « la » norme. Les systèmes d’exploitation Mac OS ou Microsoft OS sont emblématiques de cette lutte darwinienne. Dans cette approche, le marché décide. On estime que l’innovation vient du marché et que les consommateurs choisissent le produit ou le process le plus adapté et innovant. Toute intervention administrative ou politique est vue comme une contrainte, sous-optimale, pour l’imagination et le progrès technique. Les entreprises jouent donc un rôle encore plus important qu’en Europe.
À quoi servent les normes ?
1 – Assurer l’interopérabilité et la compatibilité entre les objets. C’est un moyen d’harmonisation. Pour que les trains puissent passer d’un pays à l’autre, pour se connecter partout au Wi-Fi, pour brancher une clé USB sur n’importe quel ordinateur, des normes communes sont nécessaires. L’interconnectivité grandissante du monde fait de la normalisation un enjeu crucial pour le XXIème siècle. Avec l’internet des objet (Internet of things, IoT), il faut penser la connexion et l’interopérabilité des smartphones, des voitures autonomes, des villes intelligentes, de la domotique, des satellites… La digitalisation accentue radicalement le besoin de normalisation.
2 – Assurer la sécurité basique. Entre deux voltages pour les lignes électriques, pour acheminer les produits dangereux, pour sécuriser la transmission des données, les pays doivent se mettre d’accord pour éviter les accidents.
3 – Faciliter le commerce international et la croissance économique. Les normes sont au moins aussi importantes que les droits de douane dans notre monde néolibéral d’après-guerre froide. En partageant des normes communes, les entreprises ont accès tous les marchés. D’après une étude de l’institut Menon sur la croissance des pays scandinaves, les standards techniques ont contribué à faire augmenter leur PIB de 28% entre 1976 et 2014. Les causes sont multiples : gains de productivité, élargissement des débouchés commerciaux, augmentation de la qualité des services, réduction des risques, confiance des consommateurs, simplification de la chaîne d’approvisionnement. L’étude observe en outre que la coopération et les instances internationales permettent d’anticiper les changements futurs et ainsi d’innover davantage. Les normes sont devenues un symbole du pouvoir ; savoir les imposer est un enjeu vital.
Qui contrôle les normes contrôle le marché : les 8 enjeux de la normalisation
Dimension économique
1 – LES LICENCES. Celui qui impose ses normes gagne énormément d’argent grâce aux royalties générées par les licences. En effet, si un objet est jugé d’intérêt général, la norme est rendue transparente et accessible à tous. En contrepartie, le créateur obtient une licence (FRAND) que les autres doivent payer s’ils veulent utiliser sa technologie. Cela génère des quantités ahurissantes d’argent à travers les royalties. L’entreprise américaine Qualcomm par exemple a gagné pour la seule année 2017, 5,2 milliards de dollars grâce à ses inventions. La Chine quant à elle est le pays qui paie le plus de frais de licence depuis 15 ans. C’est un gros obstacle pour la compétitivité chinoise. Mais elle compte bien inverser la tendance.
2 – LES COÛTS D’ADAPTATION. Celui qui impose ses normes prend un avantage comparatif net puisque sa ligne de production est déjà parfaitement en phase avec la norme. En revanche, pour les autres entreprises qui utilisent une norme différente, elles doivent changer, s’adapter et cela à un coût non négligeable. Si l’on prend l’exemple ferroviaire par exemple : changer de norme signifie changer l’ensemble des rails ou des infrastructures.
Dimension légale
3 – LES BARRIÈRES NON-TARIFAIRES. Ne pas utiliser les normes internationales est considéré comme une barrière technique au commerce aux yeux de l’OMC. En effet, bien qu’elles soient non-contraignantes comme on a vu, si les normes ne sont pas appliquées, l’OMC considère qu’il s’agit d’un obstacle à l’ouverture du marché et à la concurrence pure et parfaite. Utiliser des normes nationales est une manière pour l’OMC de faire du protectionnisme puisqu’on estime que 80% du commerce mondial est lié aux normes. Celui qui impose ses normes a donc l’OMC et la loi derrière lui. C’est ainsi que les USA veulent attaquer la Chine par l’intermédiaire de l’OMC en attaquant son manque de libéralisme.
4 – CONSÉQUENCES EXTRATERRITORIALES. Les standards nationaux ont des conséquences extraterritoriales. Car si les normes ne sont pas contraignantes, la plupart des normes nationales, elles, le sont. Respecter les standards nationaux, c’est le moyen le moins cher pour respecter la régulation nationale et s’ouvrir les portes du marché en question. Donc celui qui réussit à imposer ces standards nationaux aux autres entreprises devient par là le leader.
Dimension politique
5 – LOCK-IN. Le lock-in est le point après lequel il devient trop dangereux, coûteux voire impossible de changer de normes. C’est le risque de dépendance d’un pays à un autre. En effet, si un pays adopte les normes de son voisin en ce qui concerne le train (rails, voltage, machine) et qu’il n’a pas le moyen de construire ou d’entretenir le réseau, il perd un domaine stratégique (l’acheminement des matériaux et des personnes). Le pays voisin peut dès lors lui imposer des contraintes politiques contre l’entretien de son réseau. C’est pourquoi la Mongolie a demandé à ses citoyens de voter pour savoir si le pays adopterait les normes chinoises ou russes pour leurs trains.
6 – (CYBER)SÉCURITÉ. Celui qui impose ses normes en connaît à fond le fonctionnement et les potentielles faiblesses (back doors). C’est pour cette raison que les occidentaux avaient rejeté Huawei et ses antennes 5G. D’autres prétendent au contraire qu’il est techniquement quasi impossible de dissimuler les failles d’un logiciel ou d’un appareil numérique. Le risque existe, mais il est minime.
Dimension idéologique
7 – ÉTHIQUE. Celui qui impose ses normes contrôle l’éthique de la technologie. Les deux principaux enjeux éthiques sont la confidentialité des données et les biais algorithmiques. Lorsqu’il s’était agi de sélectionner la meilleure norme de transmission des données, le protocole « WIFI » américain l’avait emporté sur le protocole « WAPI » chinois, plus rapide, mais moins performant en terme de confidentialité des données.
8 – RÉPUTATION. Celui qui impose ses standards impose son image de domination technique. Imposer ses normes c’est imposer une réputation de suprématie technologique.
Un sujet faussement technique :
Sous couvert d’être un sujet technique laissé à l’appréciation des experts, la norme est en réalité un sujet éminemment politique, voire géopolitique.
Tout laisse à penser que la bataille sera rude pour imposer les normes de l’internet des objets. En effet, beaucoup d’objets ne sont pas encore normalisés (5G, IA, voitures autonomes, « smart cities », maisons connectées). Les enjeux sont si élevés qu’ils ont conduit l’Union Européenne et les Etats-Unis à se regrouper contre la Chine afin d’élaborer des normes communes au sein d’une instance nouvelle, le « trade and technology council ».
La force des normes réside dans leur discrétion (personne n’est obligé de les utiliser, mais s’en priver revient à se priver d’investissements, d’innovations et de débouchés commerciaux) et dans leur pouvoir de transformation (changer de normes est tellement coûteux qu’une fois adoptées elles sont presque irréversibles).
Ainsi, dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA), l’UE accuse un fort retard non seulement dans l’innovation, mais aussi dans les instances de normalisation. Si elle ne rattrape pas le temps perdu, elle ne pourra pas sécuriser ses données ; et encore moins imposer ses choix éthiques, sensiblement différents de ceux des Américains et a fortiori des Chinois.
Sans intervention préventive du politique, il est probable que la norme d’IA émerge du choix darwinien du marché. À l’inverse, une intervention trop appuyée du politique pourrait conduire à des rideaux de fers normatifs, séparant le monde en sphères d’influence ne pouvant pas communiquer entre elles.
Le silence européen :
L’enjeu des normes passe sous les radars en Europe, alors qu’outre-Atlantique et au Royaume-Uni il est très médiatisé, et considéré comme d’intérêt public. Des journaux de référence comme le Financial Times y consacrent régulièrement leurs colonnes (cf. série du FT « la Nouvelle Guerre Froide »).
L’opinion européenne dispose de peu de ressources. Certains journalistes et ONG s’efforcent tant bien que mal de sensibiliser le public, mais au niveau parlementaire, le sujet n’est pas abordé. Au sein de la commission « commerce international » du Parlement européen par exemple, le sujet n’a jamais été mis à l’ordre du jour, si bien que la Commission est la seule à s’en occuper.
Thierry Breton est très actif sur le sujet. Le Commissaire européen au marché intérieur a récemment tiré la sonnette d’alarme lors d’une conférence du 3 février 2021. En préambule de la présentation d’un plan d’action, il a déclaré :« nous avons été trop naïfs. Nous étions ouverts par défaut en pensant que les choses iraient dans notre sens. Mais nous ne pouvons pas être ouverts à n’importe quel prix ».
Dans une interview au FT le 2 février dernier, Margrethe Vestager, Commissaire de l’UE chargée du numérique, alerte sur les dangers de la proposition conjointe Huawei – China Telecom intitulée « New IP » et sur les risques de fragmentation d’Internet.
Mais cette prise de conscience récente est due principalement au développement spectaculaire de la Chine dans le domaine des normes.
L’offensive chinoise extérieure :
Un proverbe chinois dit : « un tiers des entreprises chinoises fait les produits, un tiers fait les technologies, et un tiers fait les standards ». La Chine a clairement compris l’intérêt, pour sa compétitivité, d’occuper une position dominante sur les normes internationales. Sa stratégie en la matière est fondée sur quatre piliers :
1 – S’emparer du contrôle des instances mondiales de normalisation, notamment l’International Organization for Standardization (ISO) et l’International Electrotechnical Commission (IEC). Dans l’ISO, on compte 700 acteurs chinois, autant que ceux du Royaume-Uni ou d’Allemagne, contre 450 en 2005. De 2015 à 2018, Zhao Xiaogang a été le premier citoyen chinois à occuper le poste de président tournant de l’ISO. L’IEC est dirigé par Zhu Yinbiao. Ces postes ont néanmoins peu d’impact sur les développements concrets des normes. En revanche, la place des Chinois dans les commissions techniques, les secrétariats et les groupes de travail ne fait que croître. Ces secrétariats jouent un rôle central en structurant, organisant et coordonnant l’ensemble du processus. Selon les calculs du l’US-China Business Council, la Chine a accru sa part des secrétariats dans l’ISO de 73% entre 2011 et 2020 et de 67 % à l’IEC entre 2012 et 2020.
On remarque que la Chine ne s’empare pas de n’importe quel secrétariat, mais choisit des domaines stratégiques. De 2015 à 2020, elle a pris les secrétariats de l’ISO et de l’IEC pour la normalisation des terres rares (ISO/TC 298) ; des machines de fonderie (ISO/TC 306) ; du karst (ISO/TC 319) ; de l’assurance des transactions dans le commerce électronique (ISO/TC 321) ; de l’interface utilisateur du réseau intelligent (IEC/PC 118) ; de transmission de courant continu pour les tensions supérieures à 100 kilovolts (IEC/TC 115) ; des systèmes d’alimentation auxiliaire basse tension pour les centrales et les sous-stations électriques (IEC/PC 127) ; et les équipements pour les grandeurs électriques et électromagnétiques (IEC/TC 85).
La Chine avance ses pions également dans l’International Telecommunication Union (ITU) dirigée par le chinois Zhao Houlin, très actif dans la promotion des nouvelles routes de la soie et des entreprises chinoises, notamment Huawei.
2 – Lancer des projets de recherche massifs dans son propre pays. La Chine a dépensé 2,2% de son PIB pour la R&D en 2019. Elle a lancé en novembre 2019 un grand plan de normalisation de l’IA dans le domaine de la reconnaissance faciale, sous la houlette de Sense Time, la plus grosse entreprise d’IA en Chine. Le projet regroupe 27 entreprises, parmi lesquelles Tencent, Ping An Assurance, Dahua Technology, Xiaomi, ZTE, China Telecom ou iFlytek. La reconnaissance faciale est déjà une réalité dans les gares, les festivals, les concerts, le métro, pour entrer dans les bâtiments universitaires…
3 – Diffuser ses produits et ses normes à travers le projet des routes de la soie (Belt and Road Initiative, BRI). Cette stratégie porte le nom de routes de la soie digitales. La Chine veut en même temps sécuriser son trafic, contourner les ports et les canaux principaux, s’offrir des débouchés économiques et inonder le marché de technologies chinoises pour accroître sa sphère d’influence. En plus des installations portuaires, routières, ferroviaires, aéroportuaires ou d’entreposage, elle propose d’équiper les villes étape de technologies « smart and safe cities ». Les contrats prévoient l’utilisation de voitures autonomes, de caméras de reconnaissance faciale, de drones de surveillance, de logiciels de traitement des données…
RWR Advisory, une société américaine de consulting spécialisée dans les contrats économiques de la Chine, des USA et de la Russie, affirme que depuis 2013 les entreprises chinoises ont conclu 116 contrats « smart and safe cities » dans le cadre des nouvelles routes de la soie. Au Turkménistan par exemple, l’enregistrement et l’autorisation de 83 normes chinoises auraient permis à la China National Petroleum Corporation d’économiser 15% sur les investissements dans les champs gaziers de Yolotan. C’est par le biais de ces projets bilatéraux que la Chine propage ses normes, sans les soumettre à des organismes internationaux de normalisation. Le risque à terme pour ces pays est d’être inséré dans la sphère d’influence chinoise et de ne plus avoir d’autre choix que d’abandonner les normes européennes ou américaines.
4 – La stratégie du DUAL-USE (fusion civil-militaire). La Chine, comme l’a exposé un rapport de l’IRSEM, fait travailler main dans la main les universités et les centres de recherche, les entreprises des nouvelles technologies et le complexe militaro-industriel. Les innovations doivent être conçues à la fois pour le marché et pour l’armée. Les thèmes de prédilection sont le calcul quantique, les drones, le Big Data, les semi-conducteurs et l’IA.
L’ouverture en demi-teinte du marché intérieur chinois :
Malgré l’ouverture progressive de ses instances nationales de normalisation, la Chine entrave toujours les entreprises étrangères, comme l’explique le rapport de la Chambre européenne du commerce en Chine.
Après enquête auprès des entreprises européennes en Chine, le rapport met en avant 9 obstacles à une réelle réciprocité entre les instances européennes et les instances chinoises :
1 – Barrières directes. Dans certains domaines comme la cryptographie, les entreprises européennes ne sont pas acceptées.
2 – Droits de vote limités. Il ne s’agit pas d’une règle formelle, mais dans le secteur automobile par exemple, les droits de vote des entreprises étrangères n’excèdent jamais 30%.
3 – Exclusion des réunions informelles et/ou qui ont lieu en dehors du travail.
4 – Accession impossible à des postes clés de direction. Ils sont toujours laissés à des représentants chinois.
5 – Manque de transparence et d’informations. C’est la condition la plus importante pour les entreprises si elles veulent pouvoir remporter des appels d’offres. Or les normes ne sont pas toujours accessibles aux entreprises, comme dans le cas des métros. Les normes du Chinese Train Control System (CTCS) ont été rendues publiques seulement à un petit groupe d’entreprises étrangères, et ses mises à jour restent complètement opaques, entraînant de facto l’exclusion des étrangers des marchés publics. On retrouve cette difficulté d’accès aux informations dans les secteurs de l’aéronautique et du spatial.
6 – Frais de participation très élevés notamment en ce qui concerne les normes associatives, menant à un désavantage en termes de compétitivité.
7 – Structure monopolistique du marché chinois. La Chine n’est pas prête à ouvrir son marché à la concurrence dans certains secteurs et continue de subventionner ses champions nationaux.
8 – Agenda politique caché.
9 – Manque de protection effective de la propriété intellectuelle.
En parallèle, la Chine subventionne massivement ses entreprises en ce qui concerne la normalisation, rompant par-là l’égalité des conditions de la concurrence. L’exemple de Huawei est particulièrement frappant. Cette entreprise stratégique est connue pour ses liens étroits avec le pouvoir politique. Elle a rapidement élargi son expertise technique, devenant l’une des trois entreprises à détenir et diffuser la technologie d’accès radio pour l’infrastructure 5G. Huawei est réputée pour investir une part importante de son chiffre d’affaires dans la R&D : ses investissements représentent 14,3 milliards de dollars contre 10,6 milliards de dollars pour les investissements combinés en R&D de ses deux principaux concurrents dans le domaine de la 5G, Ericsson et Nokia. Mais Huawei bénéficie surtout d’un soutien politique. Selon les rapports, au cours des 25 dernières années, Huawei a reçu jusqu’à 75 milliards de dollars d’allégements fiscaux et de prêts préférentiels. Elle a profité de 46 milliards de dollars de prêts, de lignes de crédit et d’autres soutiens des seuls prêteurs d’État. Entre 2008 et 2018, l’entreprise a économisé 25 milliards d’USD d’impôts grâce aux mesures incitatives prises par les États pour promouvoir le secteur technologique.
En plus d’aides directes aux entreprises, la Chine crée des externalités positives en leur faveur. La Chine a mis en place la plus grande zone d’essai 5G au monde dans le delta du fleuve Yangtse. Elle a donné pour instruction aux opérateurs mobiles contrôlés par l’État de déployer la version la plus innovante de la 5G, appelée 5G autonome, et a fourni gratuitement le spectre. Les pays occidentaux, en revanche, ont tendance à opter pour la mise à jour des réseaux 4G/LTE vers la 5G non autonome, car l’industrie privée a identifié que cette voie était plus économique à court et moyen terme. En outre, les opérateurs mobiles européens ont dû acheter des fréquences auprès des régulateurs européens. Enfin, le gouvernement chinois a annoncé des investissements de 411 milliards de dollars pour le déploiement de la 5G entre 2020 et 2030.
On voit donc le lien très fort entre les enjeux de l’IPI (international procurment investment) et celui des normes. Les Chinois tentent de prendre le leadership mondial en investissant massivement les marchés étrangers tout en protégeant son marché intérieur. Les normes sont d’ailleurs une bonne manière de fermer les marchés publics tout en affichant une ouverture de façade. Si les entreprises étrangères ont officiellement accès à l’élaboration des normes nationales et des instances régulatrices, dans les faits la Chine en limite drastiquement la portée.
La Chine engage donc une double stratégie : coopération et séduction d’un côté, en participant activement à l’élaboration de normes mondiales et en déclarant ses propres marchés ouverts et transparents ; agressivité et compétition de l’autre, en mettant en place une stratégie impérialiste de diffusion des technologies chinoises à travers les routes de la soie digitales, et en ne jouant pas selon les règles de la concurrence sur son territoire.
Il faut néanmoins rappeler que même si la Chine se développe à une vitesse impressionnante sur la scène internationale, elle est encore loin d’avoir acquis une situation de domination du marché.
Le leadership occidental en danger : quelles conséquences ?
1 – Le risque de décrochage économique. C’est le risque principal que court l’UE. En perdant la course des standards, les entreprises européennes se retrouvent sous la menace du coût d’adaptation. Si les entreprises ne sont pas innovantes, elles risquent de devoir utiliser des normes états-uniennes ou chinoises et perdre encore davantage de souveraineté dans leurs chaînes d’approvisionnement. Ses gains de compétitivité seront forcément entachés.
2 – Le risque de décrochage éthique et la mise en danger des valeurs de l’UE. L’Occident ne se prive pas de répéter que la Chine est une technocratie autoritaire et que ses standards vont à l’encontre des valeurs libérales (transparence, diversité d’opinion, interopérabilité, respect des droits humains), sans hésiter à dramatiser les enjeux : « les leaders du Parti communiste sont en train de développer un modèle de gouvernance technologique qui … ferait pâlir Orwell » dit Mark Warner, président de la commission sur l’IA au Sénat des USA. Les USA sont exigeants, plus que l’Europe, sur les exportations des produits chinois et notamment de toute entreprise qui aurait un lien avec la persécution des Ouïghours. Washington a recours au « Tariff Act » de 1930, qui « interdit l’importation de marchandises extraites, produites ou fabriquées, en tout ou en partie, dans un pays étranger par le travail forcé ». Le bureau des douanes peut ainsi refuser des produits. Mais l’interdiction des USA va au-delà des produits : elle concerne toutes les entreprises qui seraient en lien avec la répression des Ouïghours et qui fournissent par exemple des caméras, des systèmes de surveillance, des logiciels de reconnaissance faciale etc. C’est ainsi que Sense Time, la plus grosse entreprise chinoise d’IA a été continuellement sanctionnée par le gouvernement américain ainsi que 28 autres entreprises qui ont été mises sur liste noire.
3 – Le risque de bifurcation. Si la Chine et le reste du monde ne parviennent à aboutir à des normes communes, le monde risque de se séparer, comme durant la guerre froide, en zones d’influence économique (quasi) imperméables. D’un côté les Anglo-Saxons et l’UE, de l’autre la Chine, alliée aux pays d’Asie et d’Afrique.
Va-t-on vraiment défendre le libéralisme ?
La critique envers la Chine n’est pas toujours parfaitement cohérente. On exige d’elle un libéralisme pur et dur, une ouverture complète à la concurrence et la participation des Occidentaux à son marché intérieur, tout en lui refusant la pareille chez nous. Quant à la gauche, elle lutte ardemment en Europe pour une renationalisation des entreprises stratégiques, mais elle converge avec la droite pour demander aux Chinois le démantèlement de leurs monopoles d’État (dans le ferroviaire, les télécoms, l’aviation, l’aérospatial…), alors qu’ils souhaitent, assez légitimement, protéger leurs entreprises stratégiques et se donner les moyens de rattraper leurs retards sur les Occidentaux. On se plaint que le marché chinois ne soit pas assez libéralisé alors que chez nous on se plaint qu’il le soit trop trop.
L’exemple du train est emblématique de ces paradoxes. Le secteur ferroviaire reste contrôlé par l’État, qui non seulement contrôle la fabrication et l’exploitation, mais dirige aussi l’innovation technologique et la R&D nécessaires à l’élaboration des normes. 25 universités, 11 instituts de recherche et 51 centres nationaux d’ingénierie, comptant plus de 10 000 chercheurs, reçoivent des instructions directes du gouvernement pour remplir les objectifs nationaux de normalisation. Cela ne semble pas antagonique d’une certaine idée de la pensée de gauche, notamment française.
Certes les entreprises chinoises sont dopées par l’État. Mais les entreprises européennes bénéficient elles aussi du soutien de l’État. Rappelons que les aides publiques aux entreprises françaises s’élèvent à plus de 150 milliards d’euros par an. Tout le monde, à commencer par les USA, tente d’ouvrir les marchés aux autres et de fermer le sien. La stratégie chinoise paraît somme toute assez banale.
Prompt à fustiger l’impérialisme chinois, l’Occident semble oublier que c’est grâce à sa domination économique et politique qu’il a pu imposer ses propres standards pendant près d’un siècle. Mais la situation a changé et nous ferions bien de réfléchir à deux fois avant de persévérer dans cette défense à tout prix du libéralisme, car cela exige aussi de laisser notre marché ouvert et transparent – ce qui face aux géants chinois et américains ne garantit pas, loin de là, la préservation de nos intérêts fondamentaux. Tôt ou tard, l’Europe devra amender son discours, et assumer elle aussi davantage de protectionnisme.
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Le talon d’Achille de l’UE : l’ingérence étrangère à travers l’ETSI
La normalisation étant traditionnellement dans les pays occidentaux laissée au privé et peu encadrée par les instances politiques publiques, la Commission européenne a recours à trois organismes de normalisation indépendants à but non lucratif : le comité européen de normalisation (CEN) qui regroupe les organismes nationaux des pays européens, le comité européen de normalisation en électronique et en électrotechnique (CENELEC) qui s’occupe fournir les normes électrotechniques, et l’European Telecommunications Standards Institute (ETSI), fondé en 1988 et qui nous intéresse au plus haut point.
Le but de ces différents organismes est de développer, coordonner, promulguer, réviser, modifier, rééditer ou interpréter les normes. Ils ont joué un grand rôle dans l’harmonisation des normes européennes pour éliminer les barrières de marché, augmenter l’interopérabilité des productions et réduire les coûts pour les entreprises. Les organismes revendiquent que leur but principal est de protéger les consommateurs, les travailleurs et l’environnement en imposant des normes élevées de sécurité.
La Commission mandate aussi ces organismes pour produire des standards sur les nouvelles technologies. Le travail est d’abord effectué par les experts des entreprises (des ingénieurs surtout), les représentants des organisations nationales du type AFNOR en France et les membres de la société civile. Puis, ce groupe présente son travail au conseil d’administration. Pour le CEN et la CENELEC, cela ne pose pas de problème, puisque leur conseil d’administration est composé des représentants des États. Mais l’ETSI répond à un autre modèle de gouvernance, offrant une place de choix aux multinationales anglo-saxonnes et chinoises. Son Conseil d’administration est constitué des membres payants, et dont les de droits de vote sont proportionnels à leur cotisation… Les groupes des multinationales non européens détiennent plus de la moitié des droits de vote : 27% pour les entreprises américaines, 10% pour les entreprises chinoises, 8% pour les Japonais, Coréens et Taiwanais, 6% pour les Britanniques.
Dans l’immense majorité, les entreprises du secteur directement concernées détiennent ces droits de vote, mais on trouve aussi des représentants des instituts de recherches, des associations de consommateurs, des acteurs étatiques. Dans les technologies de l’information et de la communication (TIC), on compte 93,6% d’entités commerciales et productives, 3,8% de groupes de consommateurs, 2,5% d’instances de recherche, publiques et privées confondues, et 0,2% d’agences gouvernementales. L’ETSI compte plus de 900 membres venant du monde entier, dont une immense majorité d’entreprises productrices ou de distribution. Ce qui ne l’empêche pas d’annoncer fièrement que parmi ses membres on trouve des PME, des centres de recherches, des académies et des organisations publiques et gouvernementales. En regardant de plus près parmi les membres on se rend compte que sur ces 900 membres, les acteurs de l’UE ne représentent que 527 membres sans compter les filiales des multinationales étrangères en Europe : Facebook et Google sont ainsi référencés en Irlande, on trouve 12 fois Apple dans ces différentes déclinaisons (France, Autriche, Allemagne, Hongrie…), 10 fois Intel, 9 fois Samsung, 5 fois Verizon, le deuxième plus gros opérateur téléphonique des États-Unis, 2 fois ZTE, 6 fois Huawei, 8 fois Motorola, 5 fois LG … La place des Anglo-saxons est massive. Les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, l’Australie et l’Afrique du Sud occupent 202 places. On retrouve les poids lourds du marché : Ford, SpaceX, Amazon, Bluetooth, Microsoft, IBM, AT&T, T-Mobile et une myriade d’autres acteurs du domaine des télécommunications qui fabriquent des puces pour les semi-conducteurs (Qorvo, Silicon Laboratories) des bases de données et cloud (Oracle, SpyCloud) ou des téléphones et des tablettes. On voit aussi depuis quelques années apparaître de plus en plus d’acteurs chinois (15 pour le moment) avec en tête Honor, Huawei, Xiaomi ou encore ZTE, l’équipementier de télécoms. La Chine, qui ne représente qu’1,6 % des acteurs de l’ETSI, contrôle 10% des droits de vote.
Thierry Breton s’est ainsi rendu compte que « certains processus décisionnels relatifs aux normes européennes ont été détournés par de grandes entreprises non européennes ». On découvre que l’ETSI est loin de toujours servir la cause européenne. Le dernier exemple en date est le scandale de Galileo. En 2019, la Commission a demandé à l’ETSI de normaliser le fonctionnement des mobiles et autres appareils connectés pour qu’ils intègrent le système de GPS européen Galileo. Le conseil d’administration a refusé, au motif que… « le champ du sujet est trop étroit ». Les acteurs ont ainsi pu trouver une parade commode pour conserver Maps, Google Maps, le système GPS, et continuer d’utiliser les données des utilisateurs tout en engrangeant des profits colossaux grâce aux licences que paient les constructeurs. Le grand frère américain n’est jamais aussi bien intentionné qu’il le prétend.
De Charybde en Scylla : le piège américain
Prise au dépourvu, l’Europe a le réflexe d’aller s’abriter sous le parapluie américain, comme en témoigne la création du Trade and Technology Council (TTC) au sommet UE-USA de Pittsburgh, en septembre 2021. Le sommet rassemblait côté américain, le Secrétaire d’État Antony Blinken, le Secrétaire du Commerce Gina Raimondo, le Représentant du Commerce Katherine Tai ; et côté européen Margrethe Vestager, Commissaire européenne à la concurrence, ainsi que Valdis Dombrovskis, Commissaire au commerce. Thierry Breton a été écarté alors que les thématiques le concernaient directement – peut-être car il ne voulait pas se résoudre à laisser la souveraineté européenne s’effacer devant l’ingérence.
Le TTC a pour but de faire coopérer les « deux plus grandes démocraties du monde » pour défendre nos « valeurs communes » face aux enjeux et aux menaces des nouvelles technologies (et de la Chine, jamais nommée mais toujours présente). Le TTC se présente comme une nouvelle tentative de mener à bien le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement, gelé depuis 2016. Pour l’instant, on n’y parle que d’un espace digital unique, ouvert, sécurisé, interopérable. Mais le TTC a vocation à aborder d’autres problématiques, comme l’environnement et la protection des citoyens et de leurs droits.
L’une des missions affichées par le TTC est la coopération pour développer l’interopérabilité et les normes internationales. L’un des dix groupes de travail du TTC est spécifiquement consacré à la coopération en matière de normes technologiques. Selon Marco Barone, coordinateur politique pour l’Europe à l’Information Technology Industry Council (ITI), ce dialogue permettra de « faciliter la compatibilité réglementaire internationale et d’éviter les divergences réglementaires dans les domaines où les normes sont nombreuses, comme pour l’IA, la cybersécurité, les données, la portabilité et l’Internet des objets ».
La stratégie de la Commission européenne est donc de se rapprocher des USA pour créer un « front de la démocratie » qui ferait face à l’avancée chinoise. Mais tout cela suppose de se plier aux exigences des entreprises, alors même que le comportement des GAFAM en termes de confidentialité des données, ou des biais algorithmiques, n’est pas si éloigné de celui de la Chine. Leur opposition frontale aux Digital Market Acts et Digital Services Act ne plaide pas en leur faveur. De plus, le refus de l’ETSI de développer Galileo sur les téléphones portables provient davantage de Google et Apple que des Chinois.
Attaque des « valeurs démocratiques » ou guerre économique camouflée ?
À quel point les Américains croient-ils à leur discours sur l’opposition de « valeurs » entre eux et la Chine ? N’est-ce pas un moyen détourné pour empêcher l’entrée sur le marché des Chinois ? Les USA, sous couvert de démocratie, comme ils l’ont souvent fait par le passé, ne sont-ils pas en train de faire du protectionnisme, tout en accusant la Chine d’en faire ? Les USA font certes l’éloge de l’interopérabilité et d’une norme mondiale, mais surtout quand ce sont eux qui en décident. Enfin, leur refus de voir émerger toute norme chinoise dissimule leur retard… technologique.
Car en vérité, les USA, par leurs normes de facto, ont toujours procédé de la sorte : leurs entreprises les plus puissantes, comme Microsoft ou Apple, ont imposé leurs normes au monde entier. Mais lorsque des entreprises chinoises prennent le leadership de l’innovation, alors les USA s’en prennent à la mainmise de l’État et du Parti. Mais qui peut croire que l’État américain n’aide pas TESLA à construire des voitures autonomes, ou d’autres à développer le Big Data ? Peut-on croire que l’État ne met pas en place un environnement favorable pour ses entreprises, au moyen d’exemptions d’impôts ou de zones de test ? Peut-on croire à une scission nette et claire entre l’armement américain, ses entreprises et ses chercheurs ?
Une prise de conscience européenne ?
Bien que se réveillant tardivement, la Commission européenne sait que les normes ont permis de préserver un petit groupe de démocraties industrialisées. Thierry Breton, tout en confessant la naïveté européenne, a présenté le plan d’action de la Commission en 2022 :
1 – Anticiper et hiérarchiser les besoins en matière de normalisation dans les domaines stratégiques et y répondre. Le rapport évoque les normes en matière de données et la certification des puces comme de bons exemples.
2 – Améliorer la gouvernance et l’intégrité du système européen de normalisation. Une réforme de l’ETSI est à prévoir. La Commission propose de modifier le règlement en faveur d’un plus grand contrôle par les instances nationales. « Si le système européen doit rester ouvert, transparent, inclusif et impartial, la proposition prévoit toutefois que les demandes adressées aux organisations européennes de normalisation par la Commission seront traitées par les délégués nationaux — les organismes nationaux de normalisation — des États membres de l’UE et de l’EEE. Cela permettra d’éviter toute influence indue d’acteurs de pays ne faisant pas partie de l’UE et de l’EEE dans les processus de décision lors de l’élaboration de normes pour des domaines clés, comme les normes relatives à la cybersécurité ou à l’hydrogène. ».
3 – Renforcer le rôle de premier plan de l’Europe en matière de normes mondiales. La Commission souhaite coordonner et renforcer l’approche européenne en matière de normalisation internationale. L’UE financera des projets de normalisation dans les pays africains et dans ses pays voisins.
4 – Stimuler l’innovation. Elle lancera un « accélérateur de normalisation » (Standardisation Booster) pour aider les chercheurs travaillant dans le cadre des programmes « Horizon 2020 » et « Horizon Europe » à tester la pertinence de leurs résultats pour la normalisation.
5 – Faciliter le changement de génération chez les experts en normalisation. La Commission s’emploiera à sensibiliser davantage le milieu universitaire aux normes, en organisant des journées universitaires européennes et en formant des chercheurs.
Ce plan dégage donc une stratégie et une volonté politique claires de la part de la Commission : « l’importance stratégique des normes n’a pas été reconnue à sa juste valeur » et « les ambitions de l’UE concernant une économie circulaire, résiliente et neutre pour le climat resteront lettre morte en l’absence de normes européennes sur les méthodes d’essai, les systèmes de gestion ou les solutions d’interopérabilité ». On peut se réjouir de cet état d’esprit.
La Commission a également identifié le risque de cheval de Troie que constitue l’ETSI : « La Commission est préoccupée par le fait que les processus décisionnels actuels au sein des organisations européennes de normalisation, en particulier au sein de l’ETSI, ont recours à un mode de scrutin inégal favorisant certains intérêts des entreprises : ainsi, certaines multinationales disposent de plus de voix que les organes qui représentent l’ensemble de la communauté des parties prenantes. » Et son projet de règlement paraît suffisant pour contrer les effets délétères de l’organisation du conseil d’administration de l’ETSI sur la souveraineté européenne : « cette proposition prévoit que, pour les demandes de normalisation de la Commission, ce sont les délégués des organismes nationaux de normalisation de l’UE et de l’EEE qui doivent disposer du pouvoir de décision à chaque étape de l’élaboration d’une norme demandée par la Commission ».