« Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent » – La Chine fait le pari de l’intimidation

Depuis quelques années, la Chine s’est taillée une place incontournable dans la diplomatie mondiale. Beaucoup d’hypothèses circulent sur cette montée en puissance : « émergence pacifique » pour les uns, méthodes déloyales et préoccupantes pour les autres. Le rapport de l’IRSEM (Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire), paru en début d’année, fait état d’un comportement de plus en plus radical. La Chine, qui se prenait pour un Auguste pacifique, se verrait désormais comme un Caligula autocratique dont elle pourrait s’approprier la devise : « qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent ».

Dans Le Prince, Machiavel répond à cette question qui se pose à tout gouvernant : vaut-il mieux être craint ou aimé ? Selon le célèbre auteur florentin, puisqu’être aimé et en même temps craint est impossible, il faut choisir, et comme « on appréhende beaucoup moins d’offenser celui qui se fait aimer que celui qui se fait craindre (…) il est plus sûr d’être craint que d’être aimé. »

     La Chine fait actuellement face à ce dilemme. Depuis longtemps décrite comme une menace à venir (on pense au livre très populaire de Peyrefitte, Quand la Chine s’éveillera … le monde tremblera), elle n’a de cesse d’opposer son contre-modèle : celui de l’« émergence pacifique » d’une puissance bienveillante dans le concert des nations. Ce récit a pour but de séduire et de désarmer la méfiance des puissances étrangères. Et jusqu’à l’élection de Xi Jinping à la tête du Parti communiste, la Chine s’était effectivement tenue à l’écart de la « crainte » préconisée par Machiavel.

     Le rapport de l’IRSEM (Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire) suggère que cette attitude est en train de changer, et documente à travers plus de 600 pages le passage progressif d’un modèle pacifiste à un modèle agressif. Finie la séduction, place à la « russianisation ». Par là, il faut entendre l’utilisation des mêmes techniques que la Russie pour s’imposer sur la scène internationale. Ben Nimmo, fonctionnaire britannique présente cette stratégie à travers les « 4D » : dismiss (« si vous n’aimez pas ce que vos critiques disent, insultez-les »), distort (« si vous n’aimez pas les faits, déformez-les »), distract (« si vous êtes accusé de quelque chose, accusez quelqu’un d’autre de la même chose »), dismay (« si vous n’aimez pas ce que quelqu’un d’autre prépare, essayez de lui faire peur »).

 

Le « Front Uni », concept clé de la nouvelle politique chinoise :

 

     Le Parti Communiste chinois (PCC) reprend les concepts traditionnels d’ennemis intérieurs et extérieurs contre lesquels il faut lutter. Cette lutte, le  « Front Uni », désigne à la fois la structure et les activités liées. Le « Front Uni » mène trois guerres différentes : d’une part une guerre de l’opinion publique visant à rallier les publics cibles et modeler leurs esprits, d’autre part une guerre psychologique qui doit démoraliser les forces ennemies et enfin une guerre du droit pour dissuader, attaquer, contraindre et sanctionner.

Qui sont ces « ennemis » ? Loin d’être des entités abstraites, ils sont très précisément identifiés et surveillés. Parmi les ennemis visés nous retrouvons les partis politiques, les minorités ethniques, Hong Kong, Macao et Taïwan, l’économie non publique (non dirigée par l’Etat), les intellectuels non-membres du PCC, les nouvelles classes sociales, le Tibet, le Xinjiang, les Chinois d’outre-mer (deux bureaux) et les affaires religieuses (idem). Tous sont observés de près par un réseau d’acteurs minutieusement organisés et qui laissent difficilement les opinions dissidentes s’exprimer.

Le PCC au cœur d’une vaste nébuleuse d’acteurs :

     Le principal intérêt du rapport est de cartographier précisément l’enchevêtrement des acteurs qui participent au « Front Uni ». Au centre, on trouve évidemment le Parti qui organise et pilote l’État et les différents ministères, mais également l’armée et les entreprises. Les liens qu’entretenaient le Parti et l’État étaient connus mais moins le rôle que l’Armée Populaire de Libération jouait dans les différentes guerres menées par le Front Uni. Elle aurait hérité de la gestion du système des réseaux, domaine clé du de la guerre au XXIème siècle, d’où la base 311 (sur laquelle le rapport donne des informations inédites) peut utiliser les outils de l’intelligence artificielle pour mener une guerre de l’opinion publique, notamment à Taïwan.

Le lien entre le Parti et les entreprises, qu’elles soient publiques ou privées, est lui aussi particulièrement préoccupant. Elles jouent un rôle prépondérant dans la collecte des données, que ce soit par le piratage et l’espionnage à travers les plateformes numériques (WeChat, Weibo et TikTok), les plateformes de navigation (Beidou) ou bien par la construction d’infrastructures. Les câbles sous-marins constituent d’ailleurs une priorité pour le projet des routes de la soie et doivent accroître les capacités chinoises de captation des données pour jouir d’un moyen de pression supplémentaire en cas de différend politique ou commercial (tout en étant moins dépendant du système anglo-saxon). La Chine a passé un nouveau cap depuis 2017 avec sa loi sur le renseignement, particulièrement l’article 7 qui contraint toutes les entreprises chinoises, publiques comme privées, et également les citoyens, à « soutenir, aider et coopérer aux efforts nationaux de renseignement ». Tous les acteurs sont donc utilisés par le Parti, des diasporas, aux grandes entreprises, de l’armée aux ministères, pour mener à bien les trois guerres évoquées plus haut.

Du licite à l’illicite : infiltrer et contraindre

     Il ne faut pas se leurer la Chine comme les États-Unis tentent d’imposer leur modèle et leur domination par des moyens similaires. A travers la culture par exemple, la Chine met de plus en plus en avant en avant des films d’actions patriotiques défendant l’image d’une « mère patrie » prête à tous les sacrifices pour protéger ses ressortissants en danger, ce qu’ont toujours fait les États-Unis à travers Hollywood. C’est le cas aussi des sanctions économiques. La Chine n’hésite pas à utiliser le refus d’accès au marché chinois, les embargos ou les sanctions commerciales, comme les États-Unis le font avec Cuba, des pays du Moyen-Orient ou avec les pays qui s’opposent à leur modèle. Ce n’est pas non plus la politique médiatique chinoise qui diffère radicalement des autres, puisque tous les pays y investissent pour tenter d’influencer les autres médias étrangers. Bien sûr, les chiffres sont impressionnants : Pékin a investi 1,3 milliard d’euros par an depuis 2008 pour mieux contrôler son image dans le monde et s’affère à racheter, coopter, former ses journalistes pour lisser le récit chinois et embellir l’image de la Chine hors de ses frontières.

     En revanche, dans les autres domaines, les techniques chinoises se rapprochent davantage de celles des Russes, et sont pilotées par un État autoritaire. C’est particulièrement le cas pour la diplomatie où la Chine se distingue par la mise en place d’une diplomatie dite du « loup guerrier ». Les diplomates et ministres des affaires étrangères ont désormais une attitude beaucoup plus agressive et n’hésitent pas à recourir à l’invective, l’admonestation voire l’intimidation. C’est le cas de Lu Shaye, l’ambassadeur chinois en France qui à force de propager des fausses informations et menaces a été convoqué par Jean-Yves le Drian, le ministre des affaires étrangères.

     Le cas des manipulations d’informations est particulièrement intéressant et témoigne de l’influence des techniques russes sur la Chine. Le Parti a recours à de faux comptes sur les réseaux sociaux, des trolls et de l’astroturfing (simulation d’un mouvement populaire spontanée). Il finance une armée de commentateurs, payés par exemple 25 dollars pour un message original de plus de 400 caractères, 40 cents pour le signalement pour suppression d’un commentaire négatif. Cette armée est dirigée par l’armée populaire de libération ou la Ligue des Jeunes Communistes et doit défendre, attaquer, entrenir des polémiques, insulter, harceler journalistes et décideurs politiques sur des sujets particuliers : Taiwan, Hong Kong, les Ouïghours, les États-Unis.

L’éducation et l’ingérence politique : deux domaines à surveiller de près

Deux thématiques paraissent plus préoccupantes que les autres. D’une part, l’influence exercée par la Chine sur les universités à l’étranger. Il existe non seulement une dépendance économique de plus en plus importante des universités étrangères aux financements chinois (par l’intermédiaire des frais d’inscription des étudiants étrangers qui sont devenus une source importante de revenus). La liberté pédagogique des enseignants est menacée par des intimidations de la part de certains élèves sous la houlette du pouvoir central, mais également par des pressions de toutes sortes qui vont du refus de visas, à l’interdiciton pour les maisons d’édition de publier des ouvrages critiques, en passant par des menaces sur des proches restés en Chine, voire des enlèvements et des arrestations arbitraires. Cet environnement suscite de l’autocensure de la part des professeurs mais aussi des élèves chinois qui se voient parfois agressés physiquement s’ils sont considérés comme dissidents et qu’ils osent manifester pour exprimer leur soutien à Hong Kong (comme ce fut le cas sur des campus en Australie et en Nouvelle-Zélande). En France, les élèves boursiers, dépendant donc directement du régime, sont particulièrement vulnérables aux tentatives de manipulation et de pression. Cette mainmise de la Chine, de plus en plus importante tant dans le contenu pédagogique des cours que dans la liberté d’exprimer une opinion différente sur le régime, témoigne d’un problème de souveraineté qu’il faut régler de tout urgence en protégeant nos professeurs et les élèves chinois qui choisissent de venir étudier chez nous.

D’autre part, l’ingérence électorale, largement pratiquée par la Chine à travers les circonscriptions les plus « sinicisées » des pays étrangers devient de plus en plus prégnante. Ce fut le cas dans au moins 10 élections dans 7 pays dont l’Australie et le Canada. Cette stratégie d’ingérence va plus loin que les simples élections et constitue une politique à part entière. La Chine souffle sur les braises des sujets clivants, comme la question de l’indépendance en Nouvelle-Calédonie par exemple, pour faire avancer ses propres intérêts. Le pays lorgne avidement ce territoire pour renforcer son influence dans le Pacifique, rompre l’encerclement occidental et s’offrir une source de nickel. Pour cela, elle se rapproche des responsables tribaux et politiques à travers l’Association de l’amitié sino-calédonienne. Ces cas d’ingérence sont particulièrement malvenus quand la Chine est la première à faire la morale aux Occidentaux sur leur interférence dans les affaires du Xinjiang. 

La stratégie chinoise est contre-productive :

     Si le rapport est accablant pour la Chine, il ne manque cependant pas de souligner qu’en changeant de stratégie, la côte de popularité de Pékin a baissé dans bien des pays. C’est le cas en Europe par exemple, mais également en Australie ou encore en Corée du Sud. La Chine souffre d’un grave problème d’impopularité.

     En Europe, sa stratégie de diviser est en train de se retourner contre elle, et contribue en réalité à unifier les européens, et à les pousser, par la même occasion, dans le giron des États-Unis.

     Il est plutôt rassurant de savoir, comme le dit le rapport que « la Chine a copié les tactiques de la Russie […] sans avoir les compétences de la Russie ». En effet, la Chine a obtenu des résultats moins efficaces et n’a contribué qu’à se faire détester. Par sa politique belliciste, elle a dévoilé son vrai visage à ceux qui en doutaient encore. Loin de la bienveillance et du pacifisme qui serait inhérent à l’Empire Céleste, la Chine est bien décidée à prendre sa revanche sur la scène internationale et ne jouera pas la carte de l’isolationnisme sur l’échiquier géopolitique. Il est désormais temps d’en tirer les conséquences et ne pas être naïfs.

La Chine a choisi la voie de l’expansionnisme économique : que fera l’Europe ?

Avec 600 pages et plus de 2000 notes de bas de page, les auteurs nous ont livré une synthèse incomparable sur des phénomènes jusque-là éparpillés et dispersés. Ils ont réussi à compiler une masse impressionnante de preuves qui témoignent d’une stratégie longuement méditée, patiemment pilotée et organisée depuis les instances du PCC qui se déploie dans tous les domaines, de l’économie à la diplomatie en passant par l’éducation, la culture, les médias ou les réseaux sociaux.

     On peut regretter le fait que les stratégies utilisées par la Chine ne soient jamais mises en parallèle avec d’autres stratégies pourtant couramment utilisées dans les relations internationales par les autres États, ce qui accrédite l’idée d’une menace chinoise plus forte et d’un comportement plus dangereux. Elle prend conscience de sa puissance et rêve de retrouver sa gloire d’antan comme Xi Jinping l’a annoncé lors du centenaire du PCC en juillet 2021. Peut-on parler d’impérialisme chinois ? En vérité, elle n’accompagne pas son expansion économique d’un volet militaire (excepté pour le cas très particulier de Taiwan et de Hong Kong, mais qui font partie de son territoire). Il est difficile de parler d’impérialisme au sens classique du terme mais cela ne signifie nullement qu’il faille justifier leur comportement ou le légitimer. Au contraire, le rapport montre à quel point la prudence est de mise quand il s’agit de traiter avec la Chine. À la lecture du rapport, il paraît urgent de dresser des barrières dans le domaine des médias, de l’éducation (en limitant l’influence que pourrait exercer une trop grande dépendance des étudiants chinois pour les différentes universités comme c’est le cas des universités australiennes ou nouveau-zélandaises) ou encore de l’économie. L’accord général d’investissement (Comprehensive Agreement on Investments en anglais) signé en décembre 2020 avec la Chine et gelé depuis mai 2021 doit être relu au prisme de ces mises en garde. Choisir de signer cet accord, outre le fait de s’exposer aux sanctions parfois unilatérales de la Chine, outre le fait de devoir collaborer activement avec le service de renseignement, outre le fait de se voir en position inconfortable quant à la propriété intellectuelle, ce sera légitimer les pratiques criminelles de la Chine listées dans ce rapport Si l’avidité commerciale l’emporte sur la bienveillance et le respect de la démocratie, alors il ne servira nullement de donner des leçons de morale. La Chine vit peut-être un moment machiavélien comme le dit le rapport, mais il ne faut pas oublier que Machiavel était européen. À nous de voir si le réalisme politique cynique est de mise.

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