Toutes les régions et toutes les essences sont touchées : hêtres, frênes, châtaigniers, chênes français. « D’ici cinquante ans, plus de la moitié de la forêt française pourrait avoir changé de visage. Au lieu du couvert forestier actuel, dense, d’un bloc, sur de grandes surfaces, on aura une forêt mitée. »
Le contre-argument répété maintes fois sur la croissance de la superficie forestière se trouve ainsi battu en brèche. L’Institut National de l’Information Géographique et Forestière ajoute que pour la première fois depuis le XIXème siècle, la progression du volume de bois en forêt ralentit, sous le double effet des hausses de prélèvements et d’une mortalité accrue de certaines espèces.
La situation est d’autant plus problématique que les moyens du service public de la forêt dépérissent eux aussi. M. Munch, pourtant réputé proche du pouvoir, comme en atteste son C.V de financier à Bercy, l’admet : « on vit de ce que nous attribue l’État, comme l’hôpital public, les forces de sécurité … C’est près de 500 suppressions de poste sur cinq ans, c’est une contrainte. ».
Jusqu’à présent, l’ONF plantait environ 3 millions d’arbres par an. Le plan « France Relance » de 2020 a porté cet effort à 10 millions, mais sans prévoir la moindre rallonge budgétaire. Ne pouvant plus assurer les trois missions (économique, environnementale et tourisme) qui lui sont confiées, l’ONF doit se résoudre à déléguer une partie de ces tâches au privé et se « restructurer » en scindant les activités d’exploitation et les activités de protection. Quant aux gardes forestiers, leurs missions historiques (protection de la biodiversité, entretien des forêts, coupes commerciales, missions de police) sont noyées dans trois pôles : administratif, technique et travaux. Et il se murmure que le pôle « travaux » leur sera bientôt retiré pour être confié au privé.
Se contenter de dotations budgétaires anémiées et devoir compter sur l’aide d’ouvriers contractuels serait pourtant une grave erreur, aux résultats courus d’avance. Comme dans les autres secteurs où le service public a été démantelé voire privatisé, la partie rentable (la filière bois) ne financera plus la partie non-rentable (protection de la nature). La porte sera laissée grande ouverte aux entreprises forestières, dont le modèle économique repose sur l’intensification de la production, et qui ne peuvent pas se permettre d’être trop tatillonnes sur la prévention des risques environnementaux.
Fait du hasard, l’interview de Bernard Munch est parue le même jour que le lancement de la stratégie « carbon farming » de la Commission européenne. L’Europe veut renforcer le stockage du carbone dans le sol et compte, pour y parvenir, sur la plantation d’arbres. La France a joué un rôle important dans la définition de cette politique, mais le Gouvernement n’en a pas tiré les conclusions sur les moyens. Aucune embauche d’agents dévoués à ces missions n’est prévue. L’État préfère s’en remettre à la sous-traitance, ainsi qu’aux agriculteurs, qui devront planter des arbres pour compenser leur empreinte écologique.
En déléguant, en restructurant et en sous-traitant ses missions dans la plus parfaite incohérence, l’État s’empêche de conduire dans la durée une politique forestière digne de ce nom. Sa vision d’une « forêt mosaïque, patchwork de petites parcelles » selon les mots de Bernard Munch, qui fait écho à l’appel d’un collectif de 600 scientifiques, associatifs et acteurs du secteur voulant concilier nécessité économique et impératifs écologiques, risque fort de ne jamais voir le jour. Sauf si l’État opère un virage de gestion et se décide à renforcer l’ONF et ses agents, qui connaissent mieux que quiconque la complexité, les subtilités et la fragilité de nos forêts.