Définir l’œuvre européenne : une obligation pour défendre la pluralité de la culture européenne

L’Europe ne défend pas suffisamment sa production culturelle. Les Américains et les Britanniques ont de longue date théorisé le « soft power » et placé la culture au centre de leur stratégie d’influence et de rayonnement. Pour sa part, Bruxelles ne promeut l’exception culturelle, considérée comme une anomalie de la "concurrence libre et non faussée", que du bout des lèvres.

En particulier, l’industrie audiovisuelle européenne subit un déclin, certes amorcé depuis des dizaines d’années, mais que l’émergence des plateformes de vidéos à la demande type Netflix ou Amazon Prime a aggravé. Pour subsister, les œuvres européennes doivent pouvoir s’appuyer sur des politiques adaptées à cette nouvelle donne. La directive « Services de Médias Audiovisuels » (SMA) révisée en 2018 tient compte de cet impératif, mais sans y répondre pleinement. C’est pourquoi j’ai déposé une résolution, appelant notamment à redéfinir la notion d’œuvre européenne, qui offrira davantage de protection et d’opportunités de développement aux productions culturelles de tous les Etats-Membres.

Pour un abonnement de 9€, moins cher qu’une place au cinéma, Netflix et consorts permettent à tout un chacun de regarder d’immenses catalogue de films depuis le confort de son canapé. Mais cette facilité pour le consommateur se paie au prix fort pour l’industrie audiovisuelle, car les plateformes de streaming payant ne s’occupent pas simplement de diffuser des films, des séries ou des documentaires ; elles exercent aussi un contrôle sans cesse plus étroit sur leurs créateurs et leurs producteurs.

Convenons que la superpuissance audiovisuelle des États-Unis ne date pas de l’avènement des plateformes. Elle remonte au sortir de la Seconde Guerre mondiale et du plan Marshall, qui avait mis fin aux quotas limitant la diffusion des films américains en France (accords Blum-Byrnes de 1946), entamant ainsi la libre pénétration du cinéma américain en France. À cette époque déjà, l’industrie cinématographique française se révoltait. Les producteurs, réalisateurs, techniciens, acteurs français n’étaient pas dupes et voyaient bien la menace qui pesait sur eux. Une mobilisation s’en était suivie, aboutissant des décennies plus tard à la restauration des quotas, via le principe d’exception culturelle, grâce à l’action résolue de François Mitterrand.

À partir de 1989, le Conseil de l’Europe et la Commission européenne se saisissent du sujet brûlant de l’audiovisuel et donnent naissance à la notion « d’œuvre européenne ». Ce statut permet aux œuvres audiovisuelles européennes de bénéficier d’un traitement préférentiel, notamment en matière de promotion, dans l’objectif de protéger la diversité culturelle sur le continent. Cette obligation concerne les œuvres conçues et réalisées dans les États membres de l’UE, mais aussi celles originaires des pays non-membres, dès lors qu’ils sont signataires de la Convention européenne sur la télévision transfrontière.

En 2018, le droit européen a été modifié pour prendre en compte les bouleversements induits par le développement des services de vidéos à la demande. La directive SMA, qui accordait la majorité du temps d’antenne des chaînes TV aux œuvres audiovisuelles européennes, oblige dorénavant les plateformes à leur réserver au moins 30% de leur catalogue. Mais l’éligibilité à ce quota demeure toujours aussi large qu’après 1989 : des œuvres turques ou ukrainiennes sont considérées comme des œuvres européennes, au même titre que des œuvres italiennes ou polonaises – et surtout, le Brexit ne change rien pour les œuvres britanniques.

Or ces dernières représentent à elles seules plus de la moitié du quota des 30% dans les catalogues des plateformes ! Un problème auquel s’ajoute le fait que les productions britanniques sont en grande majorité des coproductions… américaines. En plus d’être maîtres de la diffusion grâce à Netflix, Amazon ou Disney, les Américains se taillent une part dans le quota européen, pourtant mis en place pour protéger la diversité culturelle…

Cette infiltration est accrue par la faiblesse des définitions de la directive : il suffit qu’un seul des coproducteurs soit établi dans un État européen pour que le critère soit rempli. Ainsi, si un film est coproduit par 5 Américains et par 1 Ukrainien, il est considéré comme une œuvre européenne. Les œuvres originaires des Etats membres sont donc très loin de pleinement bénéficier de la protection du quota des 30%. Quant aux œuvres provenant des Etats-Membres dont la langue est peu répandue, elles sont noyées sous la brèche législative.

L’efficacité de la promotion des œuvres européennes dépend enfin du degré de volontarisme des Etats. Le quota minimal de 30% peut être dépassé, mais peu de pays osent le faire. La France en fait partie, qui impose aux plateformes un quota de 60% d’œuvres européennes. À Bruxelles, elle milite pour une politique de l’audiovisuel ambitieuse, protectrice des intérêts européens face au risque d’uniformisation culturelle. Il s’agit d’avertir du pouvoir démesuré des diffuseurs de streaming payant, et du risque d’une assimilation des thèmes, codes et symboles du cinéma américain par le cinéma européen, au péril de la diversité des œuvres.

La culture est un enjeu politique qui impose à l’Union Européenne de s’en saisir sans louvoiement ni permissivité, afin de protéger la diversité culturelle des Etats membres. De l’autre côté de l’Atlantique, l’importance du soft power culturel est une évidence, depuis bien longtemps. Les Américains l’ont compris : il n’y a pas de puissance sans promotion ni protection résolue de sa culture. Il est temps que Bruxelles fasse preuve de la même lucidité.

J’ai déposé le 28 janvier 2022 une résolution appelant la Commission à proposer une nouvelle définition de l’œuvre européenne (précision : le texte des projets de résolution déposés à titre individuel par les députés ne doivent pas dépasser un nombre limité de mots).

 

Proposition de résolution du Parlement européen sur la révision de la définition de l’œuvre européenne

Le Parlement européen,

  • vu l’article 143 de son règlement intérieur,
  • vu l‘article 167 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne,
  • vu la directive 2010/13/UE Services de médias audiovisuels (SMA) et sa modification par la directive (UE) 2018/1808

 

  1. considérant la proposition 18 du rapport de 2018 de l’ERGA;
  2. considérant que la révision de la directive SMA n’interviendra qu’en 2026;

 

  1. estime que la définition actuelle de l’œuvre européenne ne remplit pas l’objectif de protection et de promotion de la diversité culturelle européenne;
  2. affirme qu’il est impératif de réviser cette définition;
  3. estime que “les œuvres originaires d’États tiers européens parties à la Convention européenne sur la télévision transfrontière” de 1989 ne doivent pas pouvoir bénéficier du statut d’œuvre européenne;
  4. estime que la définition doit intégrer la question de la propriété intellectuelle et de l’exploitation de l’œuvre:
  5. a) le producteur établi dans un État membre doit être “détenteur des droits, recettes et mandats de commercialisation, et garant de la bonne fin financière de l’œuvre” 
  6. b) la contribution des producteurs établis dans un État membre doit être majoritaire dans le coût total de production
  7. demande, par conséquent à la Commission de proposer une révision de la définition d’œuvre européenne;
  8. charge son Président de transmettre la présente résolution à la Commission.

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