Services publics : arrêtons la casse du bien commun !

S’il y a bien un livre que tous les candidats devraient lire avant d’oser se présenter à l’élection, c’est bien La valeur du service public, publié à la Découverte, par Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier. Cet ouvrage militant, engagé, informé et nécessaire vient contrebalancer le discours omniprésent sur les fonctionnaires fainéants, trop nombreux, archaïques, ces mammouths qu’il faut « à tout prix » moderniser. Encore récemment, la candidate des Républicains, Valérie Pécresse, disait vouloir supprimer « 150 000 postes dans l’administration administrante ». C’est toujours la même rengaine : il faut faire des économies, il faut baisser les dépenses publics, il faut stopper l’explosion de la dette, les services publics nous coûtent trop chers, sont mal organisés, etc, etc ... L’ouvrage, lui, chante une autre chanson.

 

Les auteurs remettent méthodiquement les choses à l’endroit et rétablissent la vérité. Grâce à eux, nous comprenons la mécanique implacable du dépeçage des services publics, de la SNCF en passant par l’école, les hôpitaux, les EHPAD ou la gendarmerie. 

Un résumé du livre : 

Le livre se présente en 4 parties : 

1 — La casse des services publics. Les méthodes et les stratégies menées contre le service public sont illustrées par des exemples : hôpital public, EHPAD, routes, train, IUT. 

2 — La formation des modernisateurs”, ou la « noblesse managériale publique privée » (notion forgée par les auteurs). Cette partie présente leurs parcours scolaire et professionnel, marqué par l’entre-soi, le pantouflage et la déférence au capital. 

3 — Une histoire des services publics du XIXe à nos jours. Ce chapitre nous apprend comment la France a transféré au service du public des infrastructures initialement destinées au seul service du privé : lignes ferroviaires, canaux, postes… Ces changements sont intervenus essentiellement après la Seconde Guerre Mondiale, en particulier grâce au statut de la fonction publique, mais aussi via le courant du municipalisme, qui remonte à la IIIème République. 

4 — La fracture qui arrive. Le dernier chapitre se place du point de vue des usagers et fait état des inégalités sociales et territoriales aggravées par les « réformes » néolibérales des dernières années, sur fond de séparatisme social des classes ultra-privilégiées. 

Mettre à jour une mécanique commune dans tous les services publics : 

Les « modernisateurs » ont bien compris qu’une réforme brutale et frontale des services publics est impossible. Ils procèdent donc par petites touches, qui aboutissent in fine à un démantèlement quasi complet. Un florilège :

Justice : de 2007 à 2011, 178 tribunaux dinstance et 21 tribunaux de grande instance ont été fermés, au nom de lefficacité. Entre 1980 et 2013, baisse de 40% du nombre de communes disposant dun tribunal. 

Éducation : de 2007 à 2011, 65 000 emplois denseignants ont été supprimés. Entre 1980 et 2013, baisse de 25% du nombre de communes disposant dune école primaire. 

Environnement : Entre 2017 et 2019, 7 555 postes ont été supprimés pour le ministère de l’Écologie. On observe également une perte de 13% de salariés sur 5 ans à lONF. 

Transports : Entre 2012 et 2019, les « modernisateurs » ont supprimé 17% des effectifs dans les services d’État dédiés aux transports. Entre 1980 et 2013, le nombre de communes disposant dune gare a baissé de près de 30%. Entre 2011 et 2019, 744 kilomètres de « petites lignes » ferroviaires ont été supprimés. 

Santé : Les agences dhospitalisation (renommées en 2021 Agences de santé) ont supprimé entre 1990 et 2017, 160 000 lits dhospitalisation, un tiers du nombre initial. Une commune sur deux qui avait une maternité en 1980 nen a plus en 2013. En 2019, plus dune femme sur 4 en âge daccoucher vit à plus dune demi-heure de trajet de la maternité la plus proche. 

Droit du travail : En 2020, il y avait 1 800 inspecteurs et contrôleurs pour 1,8 millions dentreprises et 18 millions de salariés, cest-à-dire 1 pour 10 000. En 2019, les effectifs ont diminué de 10%. En 2009, on a constaté 600 000 infractions au code du travail, 93% ont donné lieu à une simple lettre dobservation. 

Sécurité : Entre 1980 et 2013, baisse de 10% du nombre de communes disposant dune gendarmerie.

Évasion fiscale : Avec les fermetures de postes dans les brigades de vérification chargées du contrôle fiscal, le nombre de contrôles dans les entreprises a baissé de 20% entre 2013 et 2020. 

Une destruction ininterrompue depuis 15 ans 

Cette destruction nest hélas pas lapanage de la droite. Certes, Sarkozy, via la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP), avait lancé les hostilités : non-remplacement dun fonctionnaire sur deux, renforcement des hiérarchies et des contrôles, mise en place de partenariats publics-privés, le tout pensé par des cabinets de consultants privés. Mais la gauche n’a rien arrangé, au contraire. Avec Hollande, la loi de Modernisation de laction publique (MAP) a enserré les moyens des services publics conformément à l’exigence d’« équilibre comptable », imposée notamment par le traité budgétaire de 2012 ; et n’a procédé à aucun plan global de recrutement. 

Macron a poursuivi ces politiques au travers de la Loi de transformation de la fonction publique daoût 2019, qui « dote les managers des leviers de ressources humaines nécessaires à leurs actions », supprime les consultations des commissions administratives paritaires (représentation des titulaires de la fonction publique), créé le « contrat de projet », beaucoup plus précaire que le statut de fonctionnaire, encourage la mobilité entre le privé et le public, afin d’accélérer l’assimilation des notions de rentabilité et de profit. En 2017 est créée la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP), avec à sa tête Thomas Cazenave, passé par Orange France et auteur de « L’État en Mode Start-up » (préfacé par Emmanuel Macron). 

Quand BlackRock et Macquarie donnent leur avis sur le service public 

Un nouveau cap est franchi avec la création du Comité Action Publique 2022. Ce comité est composé de 43 membres, dont zéro représentant syndical, ni fonctionnaire à poste intermédiaire ou dexécution. La plupart viennent dHSBC, de Vivendi, de Rothschild, de GDF-Suez, de BlackRock, de Macquarie ou de Havas. Ainsi, la prospective sur le service public est non seulement confiée à des organismes privés à but (hautement) lucratif, mais les privés étrangers s’y taillent la part du lion. 

Tous ces gens se connaissent, s’apprécient, pratiquent l’endogamie, et surtout partagent, dans leurs cabinets de consulting, la même vision « entrepreneuriale » et le même objectif de « transformation des administrations ». Le but est de récupérer sa part du marché de la réforme de l’Etat (BlackRock, Havas, Rothschild), en n’hésitant jamais à se payer les services de hauts fonctionnaires connaisseurs des faiblesses et des failles de la règlementation.

La faute à lEurope ? 

Il est notoire que la construction européenne, sous patronage de la concurrence libre et non faussée, n’est pas pour rien dans le malheur des services publics. Pour l’illustrer, le cas de l’énergie hydraulique (12% de l’électricité consommée par les Français, rentabilité moyenne de 1,2 md€ par an) est emblématique. Louverture à la concurrence de la gestion des barrages, demandée par la Commission européenne, offrirait une véritable « rente hydraulique » à des entreprises privées ; et soustrairait à l’Etat une source de revenus non négligeable, ainsi quun domaine stratégique. En 2023, 150 concessions sur 399 vont expirer. Total, Statkraft, Enel ou Three Gorges sont candidats à la reprise. 

Mais contrairement aux apparences, la réglementation européenne n’est pas seule en cause, loin de là. Une loi… Sapin de 1993 oblige à la mise en concurrence (via appel d’offres) lors des renégociations des concessions. Il est tout à fait loisible à la France de revenir sur ces dispositions. L’Allemagne a ainsi refusé catégoriquement de se soumettre aux « recommandations » de la Commission concernant ses propres barrages hydro-électriques. Les dirigeants ne sont pas impuissants face aux « technocrates de Bruxelles », s’ils vont (presque) toujours dans leur sens, c’est tout simplement parce qu’ils sont d’accord. 

Que faire ? Lespoir des communs 

Dans un livre paru en septembre 2020, Prédations, Histoire des privatisations de biens publics, Laurent Mauduit traite à son tour de la colonisation de l’État par le néolibéralisme. Les deux derniers chapitres traitent des solutions. 

Mauduit rappelle que la renationalisation n’est pas toujours la seule bonne solution, car elle présente un risque d’accaparement bureaucratique, voire de « capitalisme d’État ». Sans disqualifier la renationalisation, il suggère d’explorer une voie à ce jour laissée en friche par la gauche : celle des communs, qui s’appuie sur les travaux d’auteurs de talent (Pierre Dardot et Christian Laval dans Commun, Benoît Borrits dans Au-delà de la propriété). 

S’il faut relancer le débat sur la propriété, l’affrontement entre privatisation et appropriation collective n’est pas l’angle unique. La piste des communs peut être examinée pour dépasser la dichotomie État/marché. Selon l’article 714 du code civil, « il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d’en jouir ». 

Faire des services publics des biens communs, avec de nouvelles instances de décisions, une nouvelle hiérarchie, de nouveaux objectifs : ce chemin est possible. 

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