NFT, contre un capitalisme décentralisé!

Les NFTs font une rentrée fracassante en ce mois de septembre. Listes de matériel de jeux vidéo[1] vendues à plus de 500 000 dollars, séries de cryptopunks[2] et de singes mutants[3] vendus aux environs de 50 000 dollars pièce, on a du mal à comprendre ce nouveau phénomène qui déferle sur l’Europe. Que se passe-t-il ? Assiste-t-on à une avancée sociale extraordinaire : la naissance d’un droit d’auteur digital pour les artistes ? Ne se trouve-t-on pas plutôt dans un piège tendu par les acteurs du capitalisme pour récupérer un véritable progrès social et le vider de sa substance ? La vérité, c’est que le monde des NFTs cache une bulle spéculative géante adossée à une crypto-monnaie, l’Ethereum, devenue un actif financier juteux et une valeur refuge pour les riches investisseurs du monde économique qui veulent imposer un monde sans États, où le marché serait l’unique institution.

NFT est un acronyme pour Non-Fungible Token, traduit en français par « Jeton Non-Fongible ». Celui-ci marque la propriété qu’on détient sur un objet unique, non-échangeable contre un objet du même type. Les NFTs sont liés à une immense innovation technologique : la blockchain (ou chaîne de bloc en français). La chaîne de bloc est une base de données, créée en commun par des codeurs (des miners en anglais), ouverte à tous, infalsifiable et destinée à durer éternellement. Les NFTs permettent donc de créer un titre de propriété sur un objet et de l’inscrire dans une chaîne de bloc qui en garantie la possession aux yeux de tous et cela, tant que la chaîne de bloc sera active, c’est-à-dire potentiellement, ad vitam aeternam. L’innovation incroyable des NFTs réside donc dans le fait de se passer d’un tiers qui viendrait garantir la transaction ou l’appartenance, puisque c’est la technologie elle-même, par son caractère infalsifiable, qui en est le garant.

La technologie des NFTs permet ainsi de protéger et de garantir le respect de la propriété intellectuelle pour les œuvres d’art digitales (musiques, tableaux ou images). Dans le monde d’internet où tout était ouvert, accessible, public, les NFTs apportent de la rareté, de l’originalité et de l’authenticité pour les artistes qui peuvent reprendre le contrôle sur leurs œuvres. À travers les contrats intelligents (smart contracts), formes spécifiques de NFT, ils peuvent décider de monétiser l’œuvre qu’ils créent. Celle-ci devient un jeton qu’ils peuvent vendre, et sur lequel ils touchent des droits d’auteur à chaque revente (royalties). Ce système permet donc de mieux rémunérer les artistes qui voient aujourd’hui leurs bénéfices avalés par les plateformes de distribution. À l’heure où internet est un musée géant, un artiste qui publie une œuvre n’est payé qu’en exposition et peut se faire aisément voler sa création. Avec les NFTs, l’artiste retrouve du pouvoir sur son travail. Beeple, qui a signé l’œuvre Everydays : The first 5 000 days rassemblant le travail qu’il a produit tous les jours pendant 13 ans, et qu’il a exposé  gratuitement sur sa page Instagram, est un excellent exemple de ce que les NFTs pourraient apporter en terme de protection et de reconnaissance pour les artistes.

Mais ne soyons pas dupes ! Les contrats intelligents ne constituent qu’une infime partie de l’édifice NFT. La défense des droits des artistes n’est qu’une façade masquant un projet de société complètement démentiel. Outre l’immense possibilité réservée aux développements des jeux vidéo (qui deviennent un très gros marché financier lorgné par les grands investisseurs), c’est surtout l’utilisation qu’en font les firmes transnationales qui permet de constater la déformation du système. Aujourd’hui, les NFTs accroissent et stimulent toujours plus le désir de posséder des objets. Cette frénésie des cartes, figurines, et objets à collectionner en tout genre s’étend au domaine du digital (carte de football avec Sorare, images de match de basket avec Top Shot) et les grandes entreprises ont vite compris tout le potentiel qu’elles pouvaient tirer de ce marché. Les produits dérivés et les campagnes de publicités constituent en fait l’essentiel des ventes de NFTs actuellement. Cette technologie leur a offert un nouvel espace marchand. Tout devient monnayable à l’instar du premier tweet du créateur de Twitter vendu 2,5 millions de dollars. Les NFTs perdent leur sens, ou du moins, ils sont déjà entrés dans la sphère du capital, de la bulle spéculative, des logiques de la consommation compulsive (séries limitées, accumulation, impression d’authenticité et d’originalité pour l’acheteur).

Mais le projet NFT ne s’arrête pas au monde digital. Après avoir transformé en jetons les œuvres d’art digitales, Ethereum (sur lequel s’appuie tout ce système, concurrente de Bitcoin) compte exporter ce modèle à des biens réels : les maisons, les voitures, les places de spectacles, et tous les biens non-fongibles. Ce n’est qu’une étape vers le projet de plus grande envergure qu’est la finance décentralisée (decentralized finance ou DeFi). Les NFTs portent en leur sein le projet des crypto-monnaie : la fin des États et de toutes les institutions de centralisation pour créer un système sans intermédiaire, fonctionnant de personne-à-personne (peer-to-peer), à l’aide seulement d’une connexion internet. Le but c’est de court-circuiter l’État et les tiers-parties (notaires, banques, labels, maison de production). La finance décentralisée permettra d’envoyer et de recevoir de l’argent n’importe où (contre l’instabilité de certains pays), elle permettra d’emprunter avec des tokens de garantie (sans passer par les banques), de gagner des intérêts (en prêtant ses ethers), d’acheter une assurance-vie ou une assurance chômage (perspective qui se rapproche de plus en plus). C’est donc un nouveau projet radical de société que propose Ethereum ; et ce projet se fait contre les banques certes, mais surtout contre les États et contre les individus. Car les banques ne manqueront pas de prendre le train de ce nouveau système s’il vient à se pérenniser, mais tout une partie des citoyens ne sera jamais en moyen de le prendre.

Si la chaîne de bloc et la technologie des NFT constituent bel et bien une innovation technique majeure encore faut-il la transformer en une innovation sociale et écologique ! Car le système aujourd’hui n’est ni viable ni souhaitable.

D’un point de vue écologique, deux problèmes se posent. L’un est en passe d’être réglé, mais l’autre est et restera incompressible.

D’une part, le coût énergétique du système NFT est colossal. L’absence d’intermédiaires et le fait que la base de données soit infalsifiable ne sont assurés que par une production ininterrompue d’énergie : c’est le principe de la preuve de travail (proof of work en anglais). Pour maintenir l’inviolabilité des données, les codeurs sont obligés d’ajouter toutes les 12 secondes de nouvelles lignes de bloc. C’est ce coût énergétique qui doit dissuader tout pirate de vouloir tenter de modifier une ligne, et ce même coût qui fait que Bitcoin produit autant d’énergie en un an que toute l’Argentine. Même si Ethereum a lancé au début de l’année un nouveau système de contrôle qui permettrait de faire plus de 99% d’économie d’énergie à l’aide d’une nouvelle procédure – la preuve d’enjeu (proof of stake en anglais) – il n’est pas sûr qu’on en voie les résultats avant un ou deux ans. Aussi faut-il qu’ils soient à la hauteur de la baisse espérée, car l’évaluation des performances énergétiques reste opaque, et en tant qu’organisation décentralisé, personne ne se sent véritablement responsable.

D’autre part, le coût technologique de ce système est très élevé. Ethereum a voulu, derrière le caractère éthéré de son nom, cacher le désastre environnemental concernant le besoin de métaux rares pour son fonctionnement. Les technologies des NFTs sont extrêmement gourmandes en technologie hi-tech (cartes graphiques très puissantes, réseaux wifi et internet, besoin de technologies 5G, stockage de bigdata). L’efficacité numérique et le déploiement sur le monde a un coût. Grâce à l’enquête de Guillaume Pitron[4], on voit, sous les noms immatériels de cloud et d’ether, le piètre déguisement qui affuble une industrie vorace en énergie et beaucoup moins verte qu’elle ne le dit.

D’un point de vue social, le monde que nous propose Ethereum n’est pas tenable. On ne peut demander à l’ensemble des habitants du monde de passer au modèle décentralisé d’internet quand 4,4 milliards de personnes n’y ont pas accès. En France seulement, c’est 38 % des usagers qui manquent d’au moins une compétence numérique de base d’après l’Insee. Le passage à une société décentralisée se heurte à un énorme obstacle d’équité. Qui tirera bénéfice d’un tel changement ? Plus que les artistes (dont pour l’instant peu ont encore franchi le cap), ce sont les possesseurs de cette crypto-monnaie qu’est l’Ethereum, les plateformes de diffusion (Opensea, Rarible et autres), les développeurs des applications, les firmes transnationales qui retireront les fruits de ce marché. Plus la bulle NFT gonfle, plus le cours d’Ethereum augmente. Or, le cours de l’Ethereum, contrairement à celui du Bitcoin (38 000€ pour 1 BTC) est encore accessible (3 500€ pour 1 ETH) et se présente comme un projet d’investissement profitable. Si Ethereum gagne en influence institutionnelle par l’avènement de ce monde « tokenisé », ce sont les milliardaires qui rafleront la mise. Nous ne pouvons donner au capitalisme qui s’est insinué dans ce système, une légitimation en bonne et due forme en reconnaissant ce système. Tant que celui-ci sera adossé à l’Ethereum, tant qu’il sera appuyé sur ce système lucratif et spéculatif, il ne pourra être défendu. Mais si le système des smart contracts est dissociable du système Ethereum tel qu’il est actuellement, alors il faut le sauver, car il pourrait permettre une émancipation et un accroissement des droits des artistes et des créateurs. On pourrait imaginer un système encadré juridiquement, accessible et compréhensible à tous les artistes, et non plus réservé à une poignée d’entre eux. Dans le cas inverse, il faut l’abandonner et l’interdire.

N’oublions pas le projet de Satoshi Nakamoto et de la sphère crypto-anarchiste. Le modèle de la décentralisation et de la crypto-monnaie a été pensé comme rempart aux dérives du système financier qu’on a connues lors de la crise des subprimes en 2008. Le système voulait sortir du problème de la dette, de la financiarisation à outrance, de la spéculation et de la grande instabilité des cours de la monnaie. L’idée était d’instaurer un ordre alternatif contre la centralisation et le comportement schizophrène des États qui protégeaient ces banques. Aujourd’hui, force est de constater que ce modèle est complètement rattrapé par les forces de la finance et du capital. Les crypto-monnaies comme les NFTs sont devenus des actifs financiers numériques juteux, non encore imposables, suffisamment stables pour que des milliardaires comme Elon Musk, Mike Saylor, Stanley Druckenmiller, Paul Tudor Jones ou encore Rick Rieder (de Blackrock) y investissent de grosses sommes. Le projet anarchiste a cédé non devant les États, mais devant les forces de l’argent, qui en ont fait un simple moyen d’enrichissement. L’exemple du rachat de la communauté Steem par le géant Tron en est le parfait exemple : la décentralisation dans un monde capitaliste ne pourra à terme qu’être synonyme de jungle. Pour les cypherpunks et les crypto-anarchistes il ne reste que deux choix : participer à ce système inique par leurs talents informatiques et renier leurs convictions ou aider à construire un modèle dont la logique ne sera pas l’enrichissement mais bien la création d’un monde commun qui servira à tous. L’industrie numérique a déjà choisi à quoi ressemblerait son projet : ce sera le moyen pour les Gafam de mettre en place cette société du e-commerce encore plus rapidement grâce à cette monnaie intraçable et transnationale pour, à terme, concurrencer les États.

Instabilité, capitalisation extrême, accroissement des inégalités, c’est ce que nous proposent ceux qui plaident pour l’adoption du modèle NFT. Nous ne pouvons y souscrire ! 

[1] Loot (for Adventurers) sur le site opensea.io
[2] CryptoPunks sur le site larvalabs.com
[3] Mutant Ape Yatch Club sur le site opensea.io
[4] G. Pitron, La guerre des métaux rares, La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui libèrent, 2019.

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