Comme vous le savez sans doute, l’Europe n’est pas réputée pour taper du poing sur la table lorsque ses intérêts commerciaux sont menacés.
Son obsession du libre-échange, du commerce sans entraves et de l’extension à l’infini des rapports mercantiles prévaut en général sur toute autre considération.
C’est non seulement une idéologie, mais aussi une contrainte juridique découlant directement des traités. Ceux-ci prévoient en effet que les marchandises et les capitaux doivent circuler le plus librement possible, non seulement sur son territoire, mais aussi depuis l’étranger.
L’Union européenne est l’une des plus ferventes supportrices de l’Organisation Mondiale du Commerce, l’OMC, et elle considère que tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à du protectionnisme, est une hérésie, une abomination.
Mais ce credo n’est pas partagé par tous, loin de là. Pendant que l’Union européenne s’enorgueillit de respecter à la lettre les règles de l’OMC, ce n’est pas du tout le cas des autres grandes puissances économiques.
Par exemple, derrière les discours officiels, les États-Unis ont toujours été, en réalité, protectionnistes. Et, comme vous le savez, à partir de l’accession de TRUMP à la Présidence, ce protectionnisme est devenu la ligne officielle des États-Unis.
Durant 4 ans, les États-Unis n’ont eu de cesse d’exiger de leurs partenaires d’autres relations commerciales. On pense notamment au nouveau traité de libre-échange avec le Mexique et le Canada.
Mais ils se sont aussi permis d’infliger des droits de douane prohibitifs aux produits européens, notamment l’aéronautique avec AIRBUS, ou l’agriculture, avec de lourdes taxes à l’entrée sur les vins et les fromages français.
Mais pendant tout ce temps où elle se faisait marcher dessus par TRUMP, l’Union Européenne a voulu garder envers et contre tout sa ligne de respect scrupuleux du droit commercial international, sous l’égide de l’OMC.
Cela supposait pour l’Europe de se conformer à d’interminables procédures, dites de « règlement des différends », qui sont comme une procédure judiciaire. Si un pays, ou un bloc de pays comme l’Union Européenne estime avoir été maltraité par un autre, qui aurait agi en infraction des règles du commerce, ce pays doit « porter plainte » devant un tribunal spécial de l’OMC. Et comme dans un procès normal, si ce tribunal spécial lui donne raison, la partie qui a été condamnée peut faire appel.
Or qu’avait fait TRUMP en 2019 ? Il avait refusé de remplacer les juges américains siégeant à la cour d’appel de l’OMC, dont le mandat était arrivé à échéance. Cet organe d’appel n’avait plus assez de juges pour statuer. Il était paralysé. Pour les États-Unis, il devenait donc encore plus facile de prendre des mesures contre ses partenaires commerciaux, puisqu’ils savaient qu’elles ne pourraient pas être annulées par le tribunal de l’OMC.
C’est là qu’enfin, l’Europe a commencé à se dire que ça ne pouvait plus durer ; et c’est l’objet du règlement voté le 18 janvier.
Dorénavant, si tel ou tel pays décide de taxer un produit européen exporté chez lui, par exemple à 500%, pour qu’il n’ait plus aucune chance d’être vendu – c’est ce que faisait TRUMP – ce règlement permet à l’Europe de prendre des « mesures provisoires » pour riposter, avant même d’entamer des mois et des mois de procédures judiciaires compliquées, où vous n’êtes même pas sûr de gagner à la fin.
D’une certaine manière, l’Europe peut donc se faire justice sans attendre que justice soit rendue. Alors évidemment il y a des garde-fous. Il faut que l’agression commerciale soit caractérisée et que la riposte de l’Europe soit conforme au droit international. On n’est absolument pas dans l’arbitraire. On est dans une nouvelle manière d’agir, qui contourne efficacement et rapidement les manœuvres dilatoires de pays tiers ayant pour effet de maltraiter nos entreprises et nos emplois.
Mais une fois qu’on a l’outil, encore faut-il s’en servir. Dans l’esprit de la Commission européenne, qui croit toujours dur comme fer à la mondialisation, à son organisation mondiale du commerce et à ses traités de libre-échange, ce règlement était prévu pour faire face à un TRUMP réélu !
Or à notre grand soulagement, TRUMP a perdu et son successeur, Joe BIDEN, explique partout qu’il va se réconcilier avec l’Europe et que les États-Unis cesseront de tirer sur tout ce qui bouge, notamment sur nous, leurs « amis ».
Je vous laisse juge de ces promesses américaines. On verra à l’usage comme on dit. Mais il y a un autre « partenaire commercial » qui ne s’embarrasse pas beaucoup des règles, lui non plus, c’est bien sûr la Chine.
La Chine est à la fois plus subtile, et infiniment plus brutale dans son approche du commerce. D’un côté, le pouvoir chinois proclame la main sur le cœur son attachement à un commerce juste, équitable, fair-play, sincère, multilatéral, tout ce que vous voudrez.
Mais de l’autre côté, il pratique un dumping systématique, en subventionnant ses exportations pour qu’elles soient toujours moins chères que nos produits. Pékin n’hésite pas non plus à recourir à l’espionnage industriel de masse, en nous volant nos secrets industriels, en copiant nos technologies brevetées, en fabriquant des produits contrefaits dans des milliers d’usines, pour des montants astronomiques.
La contrefaçon mondiale, c’est 500 milliards de dollars par an. Elle frappe les marques américaines et européennes, au premier rang desquelles les productions françaises, italiennes et allemandes. L’impact est évalué à plus de 40.000 emplois détruits chaque année en Europe. Et 90% de la contrefaçon mondiale est Made in China, transitant par ses relais hong-kongais et singapourien, mais aussi par des pays limitrophes de l’Europe, comme l’Ukraine par exemple. Et l’Europe ne fait rien. Utilisera-t-elle ce nouveau règlement pour défendre ses intérêts et ses entreprises spoliées par la Chine ?
Mais il y a pire, bien pire : c’est le travail forcé. Vous savez que la Chine est accusée d’emprisonner les Chinois Ouïghours par centaines de milliers, peut-être par millions, dans des camps de travail où ils sont quasiment réduits en esclavage pour fabriquer des produits destinés à l’exportation.
L’Europe pourrait utiliser immédiatement son arsenal juridique, et particulièrement ce nouveau règlement pour dire « stop ». Le Royaume-Uni vient de le faire, en interdisant d’importer sur leur sol un certain nombre de biens de consommation fabriqués dans les camps de travail chinois. Les États-Unis ont pris une décision similaire, il y a quelques jours à peine. Et l’Europe, que fait-elle ?
Eh bien l’Europe, au lieu d’imiter ses alliés, elle fait le contraire. Elle a signé, entre Noël et le Jour de l’An, dans le dos d’une opinion publique entièrement préoccupée par le Covid, un « accord d’investissement » avec la Chine, qui certes apporte, sur le papier, des garanties pour nos entreprises implantées là-bas, mais qui ne règle aucun des problèmes que je viens de vous exposer brièvement.
Comment le scandale du travail forcé est-il abordé dans ce texte ? La Chine « s’engage à faire ses meilleurs efforts », c’est écrit comme ça, pour appliquer les conventions internationales qui interdisent le travail forcé. C’est tout. Et nous avons signé ça. Nous nous sommes contentés d’une promesse de la Chine – qui ne tient jamais ses promesses – non pas d’abolir le travail forcé, mais de « faire ses meilleurs efforts » pour, peut-être un jour, l’abolir. On est presque soulevé de dégoût face à une telle hypocrisie.
Nous aurons l’occasion d’examiner plus à fond cet accord d’investissement UE – Chine et de voir à quel point il est mauvais. Mais je crois que ce qui vient de se passer illustre bien à quel point il y a un problème en Europe. Un problème de cohérence et une maladie du double discours.
Il y a l’Europe qui s’écoute parler de « valeurs », de « droits de l’homme », de « respect des règles », et même, plus récemment, de « souveraineté » et « d’autonomie stratégique ». Et elle fait des choses dans ce sens, comme ce nouveau règlement pour mieux défendre ses intérêts face à des concurrents sans foi ni loi.
Mais il y a une autre Europe, celle des marchands, celle de l’argent, qui profite de la mondialisation et qui veut que ça dure quoiqu’il en coûte. Quoiqu’il en coûte à nos entreprises, quoiqu’il en coûte à nos emplois, quoiqu’il en coûte à ces valeurs dont nous sommes censés être les défenseurs, pourvu que ça rapporte !
Il faudra un jour guérir cette maladie de l’Europe. Il faudra qu’enfin les discours et les actes soient les mêmes. Je pense que c’est une question de survie pour l’Europe et je continuerai de me battre, comme je l’ai fait sur ce texte, pour que nous nous fassions respecter. Mieux : que nous nous respections nous-mêmes.