Première faute lourde : nos « valeurs européennes » foulées aux pieds
Certes, bien des fois nous avons vu l’écart entre les discours et les actes, face aux proclamations par nos dirigeants d’un « modèle européen fondé sur des valeurs ».
Au sein de la Direction Générale au Commerce de la Commission par exemple, la défense acharnée de l’accord UE – MERCOSUR, dont le Brésil d’un Bolsonaro qui célèbre le viol, l’oppression des peuples autochtones et se moque ouvertement de l’Accord de Paris et des incendies en Amazonie, est l’un des nombreux signes de ce double langage.
Autre exemple : aux interpellations incessantes du Parlement visant à suspendre notre accord commercial avec les Philippines, gouvernées par un dictateur qui encourage sa police à assassiner ses opposants par milliers, la Commission ne répond pas. Tout simplement.
Force est d’admettre qu’en adoptant la même attitude face à la Chine, les institutions européennes, vivement encouragées par Angela Merkel, ont franchi un cap dans l’hypocrisie et le mensonge.
En signant maintenant, fin 2020, un accord majeur avec la Chine, Ursula von der Leyen et les dirigeants européens font peu de cas des « valeurs européennes ». Ils ont montré que ce contenant – droits de l’homme, liberté d’expression, séparation des pouvoirs, protection de la société civile et des minorités – est en réalité purement rhétorique, secondaire, accessoire.
Deuxième faute lourde : fin 2020, le pire moment pour pactiser
La politique est bien sûr une question de fond. Les affaires économiques et commerciales en sont une majeure, à l’évidence. Et il est parfaitement légitime que de gauche à droite on discute des meilleures solutions et orientations pour les faire organiser et les réglementer. Mais la politique est aussi – certains diront « surtout » – une question de moment opportun, de « timing ». Or sur cet aspect, la faillite de la Commission et de l’Allemagne (en sa qualité de Présidente du Conseil au 2ème semestre 2020) est totale.
Pour mémoire : en 2020, le monde était frappé par une pandémie sanitairement, économiquement et socialement catastrophique, aux effets récessifs comparables à ceux d’une guerre. Or chacun sait que les dissimulations de la Chine sur la propagation du virus à la fin 2019 ont aggravé l’épidémie au point qu’elle échappe à tout contrôle. Et pourtant nous signons un accord avec la Chine !
En 2020, le monde constatait la mise à bas de la démocratie à Hong-Kong et son placement sous tutelle directe de Pékin, au mépris des engagements internationaux conclus avec Londres lors de la rétrocession, en 1997. À cette heure, les arrestations d’opposants se multiplient.
En 2020, le monde était stupéfié par l’organisation non pas du « travail forcé », car cette notion s’applique aux condamnés par la Justice, mais de l’esclavage de centaines de milliers, voire de millions de Chinois au seul motif qu’ils sont musulmans. Et nous signons un accord avec la Chine !
Et en 2020, précisément en novembre, le monde prenait acte avec soulagement de la défaite de Donald Trump, qui entre autres faits d’armes, n’avait eu de cesse d’humilier l’Europe et de lui infliger toutes sortes de punitions économiques.
Lire mon dossier Ingérence américaine, impuissance européenne ici
Son successeur, Joe Biden, avait juré pour sa part de se réconcilier avec nous et de restaurer une relation non dénuée d’arrières pensées, bien sûr, mais qu’on pourrait qualifier de normale, et surtout articulée autour d’une nouvelle alliance des démocraties libérales face au rouleau compresseur totalitaire chinois. Et nous signons un accord avec la Chine !
Troisième faute lourde : cet accord est une agression contre la production et l’emploi européens
De quoi s’agit-il ? Le texte est intitulé « accord global pour l’investissement ». Il prévoit un certain nombre d’engagements de la partie chinoise, visant à sécuriser davantage les investissements des entreprises européennes en Chine.
Et effectivement, il y avait matière. Pour pouvoir ouvrir une filiale, une succursale ou une entité indépendante à capitaux européens en Chine, il faut actuellement se plier à d’innombrables obligations, comme créer des « joint-ventures » à 50-50 avec des investisseurs chinois (ce qui en soi n’est guère scandaleux de la part d’un pays voulant protéger sa souveraineté), transférer obligatoirement les technologies européennes brevetées utilisées sur place (ce qui est beaucoup plus problématique et à l’origine de la rapidité du rattrapage chinois ces dernières années) et remplir des obligations administratives aussi diverses que tatillonnes. Tout cela en étant l’objet d’une discrimination officielle dans l’accès à certains marchés, notamment les marchés publics.
Oui, il y avait matière à trouver en Chine un « terrain de jeu plus équitable », expression qu’affectionnent les hauts fonctionnaires de Bruxelles. Mais ce qui est proprement sidérant de leur part, c’est la croyance que Pékin va vraiment respecter ses engagements !
Car Pékin ne respecte pas ses engagements. On l’a vu sur l’affaire de Hong-Kong. Mais tant d’autres signes auraient dû nous alerter. Par exemple, la Chine est liée par un accord de libre-échange, c’est-à-dire sans droits de douane, avec l’Australie. Ce qui ne l’a pas empêchée de bloquer des exportations australiennes en 2020 sans prévenir Canberra. Membre de l’OMC, la Chine est aussi censée respecter la propriété intellectuelle. Or chacun sait qu’elle est devenue maîtresse en espionnage industriel, en vol de brevets et en contrefaçon. Certains estiment la contrefaçon à plus de 500 milliards de dollars par an, dont… 90% en provenance de Chine (ou de ses relais hong-kongais et singapourien).
Les Européens croient-ils vraiment que les milliers d’usines à contrefaçon chinoise, bien cachées dans l’arrière-pays, inaccessibles à toute inspection, vont fermer par la grâce d’une signature de Xi Jinping sur un bout de papier ? Il en va de même pour les quelques phrases sans la moindre portée sur la lutte contre le travail forcé ou l’adhésion aux conventions de l’OIT sur la liberté syndicale. Au contraire, ce que nous nous apprêtons à faire, c’est d’officialiser par ce texte l’incorporation du travail forcé à notre propre production.
Mais même à supposer que nos entreprises soient traitées équitablement et dans le plein respect des « engagements » économiques, sociaux et humanitaires de la Chine, cela signifie que la délocalisation de nouveaux pans de nos industries sera facilitée. Nos technocrates jurent qu’il ne s’agit que de satisfaire le consommateur chinois, de tirer profit de l’immense marché intérieur de la Chine. Il est permis d’en douter, d’autant plus fortement que nos chaînes d’approvisionnement sont déjà dans la main de la Chine et que sous couvert de produire sur place pour une consommation sur place, en réalité de très nombreuses industries européennes (et américaines) produisent sur place pour exporter chez nous, à moindre coût. L’accord d’investissement signé par Ursula von der Leyen ne fera qu’aggraver ce phénomène, jetant au passage à la poubelle les belles promesses de relocalisations faites entre deux confinements !
Cet accord est une incitation supplémentaire à la délocalisation et un obstacle de plus à la relocalisation. Il se traduira par des dizaines de milliers de chômeurs supplémentaires en Europe. Au lieu de conforter « l’autonomie stratégique européenne » dont se gargarise la Commission, il aggravera notre dépendance à la chaîne de valeur Made in China.
Quatrième faute lourde : la méconnaissance de la rationalité politique de la Chine
Totalement aveuglés par leur idée d’un libre-échange « fondé sur des règles » et sincèrement convenu entre parties sincèrement coopérantes, les dirigeants européens ne comprennent pas comment fonctionne politiquement la Chine. Je ne leur ferai pas l’injure d’ignorer qu’elle est dirigée par un État-Parti, puisque cette donnée a valu à la Chine d’être qualifiée par nous de « rivale systémique ».
Mais les implications de cette « rivalité systémique » n’ont pas été complètement assimilées, encore moins leurs évolutions. On en revient au « timing » : l’Europe libérale a signé un accord avec la Chine à peine un mois après le dernier plénum du Comité Central du Parti Communiste Chinois, qui a validé un virage « rouge autoritaire » du pays, sous l’autorité de Xi Jinping.
Parmi les orientations retenues (et qui sont généralement respectées à la lettre par les membres du Parti, sous peine de disgrâce voire de répression physique), le PCC a décidé non pas de relâcher mais au contraire d’accroître dans une mesure sans précédent depuis Mao le contrôle de l’Etat sur l’économie et sur la société (au moyen des technologies de surveillance de masse). Et le Parti ne fait pas de distinction, ni dans l’économie ni dans la société, entre la nationalité des individus ou des détenteurs de capitaux. Peu lui chaut que les capitalistes soient chinois ou étrangers : l’État les contrôlera davantage. Bien davantage qu’auparavant.
Mais surtout, les Européens font mine de ne pas voir que cet accord est motivé du côté chinois, par une situation financière préoccupante. Ce dont a besoin la Chine, ici et maintenant, c’est de drainer l’argent chez elle, pour financer une économie lestée de créances douteuses et menacée de bulles financières. L’accord d’investissement européen est donc une aubaine pour l’économie chinoise, qui va pouvoir apurer ses dettes avec notre argent, notamment celui que nous avons laissé s’accumuler en surplus d’épargne pendant le confinement ! Ce qui prouve mon assertion, c’est le lobbying tout aussi intense que discret des banques et sociétés d’investissement européennes durant la dernière phase des négociations. La finance s’est engagée à fond dans cet accord, et ressort pleinement satisfaite par les clauses spécifiques qu’il contient pour protéger ses investissements, dont elle espère des rendements « à la chinoise », c’est-à-dire à deux chiffres.
On nous parle d’usines de voitures allemandes. Cet accord en fera assurément sortir de terre. Mais on nous parle moins d’agences bancaires et d’autres institutions financières qui auront les coudées franches, sans « joint-venture », sans détention à 50-50 du capital par des Chinois, pour investir là-bas l’argent des Européens. Quand l’Europe devra relancer l’économie d’après-Covid, au besoin par la mobilisation de son épargne, elle aura la surprise de constater qu’elle aussi a été délocalisée.
Une dernière note, de politique intérieure : le process de ratification de cet accord (qui a besoin de la validation des 27 parlements nationaux car l’investissement n’est pas une compétence exclusive de l’Union) doit normalement aboutir au 1er semestre 2022. Angela Merkel a donc fait un cadeau empoisonné à Emmanuel Macron : le débat aura lieu en pleine présidence française du Conseil, c’est-à-dire…Pendant notre élection présidentielle.