L’extraterritorialité du droit américain, c’est-à-dire la capacité des États-Unis à faire appliquer leur droit en dehors de leurs frontières, revient sur le devant de la scène. Après avoir empêché les Européens, en particulier la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, d’appliquer l’Accord de Vienne avec l’Iran, ils ont désormais « Nord Stream II » dans leur ligne de mire.
Ce gazoduc sous-marin reliant la Russie à l’Allemagne était censé voir le jour fin 2019. Pour mettre un coup d’arrêt à la finalisation du projet, les Américains avaient mis en place un premier régime de sanctions, visant en particulier l’entreprise suisse AllSeas, l’une des rares à disposer d’un navire capable de poser de tels pipelines.
Aujourd’hui, Washington a l’intention d’aller encore plus loin, en programmant pour septembre un nouveau train de sanctions, qui seront rétroactives et frapperont tout acteur impliqué de près ou de loin dans « Nord Stream II » (y compris, dit-on, ses fournisseurs de repas !). Ce faisant les États-Unis brutalisent non seulement le droit, mais aussi leurs alliés européens, dont ils n’apprécient guère les velléités d’indépendance économique comme énergétique.
Car il ne faut pas être dupe. L’objet du projet de loi du Congrès, porté entre autres par Ted Cruz, sénateur républicain du Texas et de son très coûteux gaz de schiste, ne vise pas à « protéger la sécurité énergétique de l’Europe » (sic). En voulant soit nous obliger à acheter leur gaz, peu rentable et écologiquement désastreux, soit à nous contenter des gazoducs passant par la très instable Ukraine, leur tributaire dans la région, les États-Unis nous maintiennent sous leur tutelle stratégique et politique.
Au-delà des aspects strictement économiques, le diktat sur « Nord Stream II » revêt en effet une dimension géopolitique. La question n’est pas simplement d’être pour ou contre ce projet. Il s’agit de savoir si nous avons la volonté, nous, Européens, de refuser qu’un État étranger quel qu’il soit, s’ingère dans nos affaires internes.
La subordination du « vieux continent » au grand frère américain est devenue tout aussi obsolète qu’inacceptable. Elle doit donc être fermement et définitivement rangée dans les tiroirs de l’Histoire. Il serait tragique et humiliant d’accepter sur notre sol une telle extension du domaine de la loi américaine – et d’en subir les très graves conséquences politiques pour la crédibilité du projet européen.
Qu’adviendrait-t-il si, un jour, l’Europe décidait par exemple de se doter d’une véritable défense commune ? Quelle que soit l’appréciation de fond que l’on porte sur cet objectif, c’est à nous d’en décider ; et pas aux Etats-Unis dont le Pentagone, le Département d’État ou la Maison Blanche pourraient estimer qu’il va à l’encontre de leurs intérêts. Si ces derniers manient de longue date le droit comme une arme économique et politique, il nous revient à nous Européens, de maintenir cette arme hors de portée de notre territoire.
Dans sa réponse à la question écrite que je lui ai adressée, le Haut Représentant de l’Union, Monsieur Borrell, s’est cantonné de qualifier ces sanctions « d’inacceptables et contraires au droit international ». Cette prise de position, certes claire mais peu concrète sur la marche à suivre d’ici septembre et au-delà, n’est pas de nature à rassurer les parlementaires de tous bords qui ont tiré la sonnette d’alarme. L’Union semble se contenter d’attendre une alternance à Washington… mais la plupart des démocrates soutiennent aussi ces sanctions ! Seule l’Allemagne, directement impactée par ces décisions, monte aujourd’hui au créneau. Or il en va de la souveraineté des États européens. À ce dossier hautement politique, il faut une réponse européenne forte et solidaire. Si nous ne restons pas maîtres des règles du jeu au sein même de notre continent, cela donnera des arguments supplémentaires à ceux qui voient dans l’Europe la cause de tous les problèmes.