Tribune publiée sur le site de l’Opinion le 17 avril 2020
La crise du Covid19 a mis en évidence la dépendance européenne aux importations de médicaments et d’appareils médicaux. Alors que les États-membres de l’Union européenne produisaient 80% de leurs médicaments dans les années 90 et jusqu’au début du siècle, cette proportion est à présent inversée. Dans le même temps, les exportations chinoises de produits médicaux passaient de 600 millions de dollars en 1990 à près de 17,5 milliards vingt ans plus tard.
Notre pharma est made in China
Les grandes entreprises pharmaceutiques européennes ont massivement délocalisé vers la Chine et l’Inde des pans entiers de leur chaîne de production. La Chine produit par exemple 97% des matières premières et principes actifs utilisés dans la production d’antibiotiques. Pratiquement 100% du paracétamol est produit dans les pays émergents ; et les médicaments génériques suivent la même tendance. L’Europe n’a gardé une forte capacité de production que pour les médicaments à très haute valeur ajoutée – et très forte profitabilité.
Le phénomène, similaire à nombre d’autres productions évacuées du territoire européen, repose en grande partie sur les différences de coûts du travail et de protection des normes environnementales (la chimie impliquée dans la fabrication des médicaments entraînant d’importantes émissions polluantes). Mais ne sont pas concernés les seuls médicaments ; notre approvisionnement en équipements de protection médicale (notamment les masques) et en appareillages techniques (notamment les respirateurs artificiels) repose très largement, quand ce n’est pas exclusivement, sur la Chine.
Ne sont pas concernés les seuls médicaments ; notre approvisionnement en équipements de protection médicale et en appareillages techniques repose très largement, quand ce n’est pas exclusivement, sur la #Chine.
Les biens de santé ne sont pas des marchandises comme les autres
Les pénuries massives de tous ces biens essentiels observées dans la crise sanitaire ont provoqué un choc tout aussi massif dans l’opinion publique européenne, effarée d’apprendre que les avertissements répétés des praticiens médicaux (en France, les premières alarmes sur le sujet remontent à 2009) n’avaient reçu aucune réponse de la part des différents gouvernements.
Aujourd’hui, la situation a radicalement changé. Tout le monde s’aperçoit que ce qui relève du médical est hautement stratégique et conditionne la stabilité et la résilience de nos sociétés. Les prises de position politiques s’enchaînent, reconnaissant l’urgence vitale de relocaliser ces industries.
A cette fin, nous proposons d’instaurer une « exception sanitaire européenne », sur le même modèle que l’exception culturelle. Il s’agirait ainsi de traiter la santé différemment des autres marchandises, en autorisant l’Union européenne et ses Etats-membres à mettre en œuvre des politiques propres, dérogatoires au droit commun de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).
Les prises de position politiques s’enchaînent, reconnaissant l’urgence vitale de relocaliser ces industries.
Sortir la santé des règles de l’OMC et des traités commerciaux
Ces politiques nouvelles autoriseraient les puissances publiques à prendre toutes mesures visant à s’assurer une indépendance économique en matière de production de médicaments et d’appareillages médicaux.
De la même façon que s’applique l’exception culturelle, l’exception sanitaire s’appliquerait via une série d’actes politiques et réglementaires forts. Tout d’abord, l’Union européenne, en tant qu’institution détenant la compétence exclusive en matière de commerce international, devra notifier à l’OMC sa décision, unilatérale, de sortir la santé de tous ses traités de commerce bilatéraux et multilatéraux. Cela supposera d’éteindre toute dispute judiciaire, passée, présente et à venir, intentée sur cette matière par un partenaire commercial sur le fondement d’une infraction aux règles de l’OMC.
L’UE devra bien évidemment maintenir un droit de douane zéro sur ses importations de médicaments, car il serait profondément immoral de renchérir leur prix pour des raisons politiques, aussi légitimes soient-elles.
Relocaliser l’industrie pharmaceutique en 5 ans
Mais elle permettra aux Etats-membres de conduire une politique industrielle volontariste à l’intention de leur secteur médical, sous forme d’aides publiques (qui visent justement à amortir les coûts privés et donc à faire baisser les prix) ; et surtout de quotas de production (à l’image des quotas de diffusion d’œuvres françaises à la radio et la télé) obligatoirement localisée sur leur territoire national (pourquoi pas 50% ?). Cette injonction porterait en particulier sur la production des principes actifs, sur les médicaments de base (le paracétamol, les antibiotiques…), sur les substances utilisées à l’hôpital pour les patients critiques (anesthésiants, opiacés…) et sur les équipements de type respirateurs, masques, blouses, etc.
“L’exception sanitaire” permettra aux Etats-membres de conduire une #politique industrielle volontariste à l’intention de leur secteur médical, sous forme d’aides publiques et surtout de quotas de production obligatoirement localisée sur leur territoire national.
La relocalisation médicale et l’obtention de ces quotas pourraient être programmées sur 5 ans. En effet, s’il ne faut que quelques semaines pour déménager vers la Chine une usine de médicaments, il faut des mois, voire des années pour la ramener en Europe, car entretemps des compétences, des techniques et des process industriels ont été perdus. Dans ce cadre, l’Union européenne aurait toute légitimité pour proposer une répartition équilibrée entre tous les Etats-membres de ces industries relocalisées.
Placer la pharma sous le contrôle de l’Union européenne et des Etats
Il serait également pertinent de lui confier la surveillance, conjointe avec les Etats, des investissements des entreprises pharmaceutiques, en instaurant un régime d’autorisation préalable avant toute décision d’implantation hors UE. Cette autorisation serait destinée à vérifier qu’il ne s’agit pas d’une délocalisation (à fins de réexpédition à moindre coût vers l’Europe), mais seulement d’une implantation à fins de satisfaction d’un marché intérieur étranger. D’un autre côté, les entreprises médicales étrangères (américaines ou asiatiques) seraient obligées de fournir (pourquoi pas 50% ?) leurs produits à partir d’usines localisées en Europe.
Enfin, si l’on suit toujours les lignes directrices de l’exception culturelle, où, en France, Canal Plus subventionne la création audiovisuelle, l’exception sanitaire pourrait s’appuyer sur une redistribution d’une partie des profits des « Big Pharma » vers l’ensemble des structures concourant à la santé : hôpitaux, centres universitaires, entreprises innovantes, etc.
Si l’on souhaite vraiment passer des paroles aux actes, si l’on souhaite vraiment tenir les innombrables promesses de relocalisation des industries de santé faites par nos dirigeants depuis l’éclatement de la crise du Covid19, l’instauration d’une exception sanitaire est indispensable. Il serait en effet illusoire de ne compter que sur la bonne volonté des « Big Pharma » et d’en rester au « business as usual » délocalisé, permis et même encouragé par les règles de l’OMC.
S’il y a bien un terrain sur lequel nos concitoyens ne nous pardonneront plus de laisser faire la libre concurrence du marché mondial, c’est celui de notre santé.