Les Etats « égoïstes » (Allemagne, Pays-Bas, Autriche et Finlande) ont admis l’idée que face à cette crise, une réponse « mutualisée » était possible, au-delà des mesures strictement nationales prises depuis l’entrée en confinement. L’appui européen de 100 milliards aux programmes de mise au chômage partiel soulagera les Etats-membres obligés d’y recourir malgré leur fragilité financière. On pense notamment à l’Espagne et l’Italie, mais aussi à la France, dont les presque 7 millions de chômeurs partiels pourraient coûter 30 milliards à ses finances publiques.
La mise au pot de 25 milliards de fonds de la Banque Européenne d’Investissement, destinés à garantir 200 milliards de prêts des entreprises, participe de la même idée et illustre elle aussi la symbolique politique de l’accord trouvé par les Ministres des Finances de la zone euro. Mais tout n’est pas que symbole. Pour être efficace, une idée doit s’appuyer sur un minimum de substance matérielle.
Or l’addition de 540 milliards mis à disposition des Etats est très éloignée de la réalité de la crise économique – et donc budgétaire – qu’ils affronteront en 2020 et les années suivantes. Tout cumulé, les trois volets de l’accord, soutien au chômage partiel, soutien aux entreprises et soutien aux Etats via le recours facilité au Mécanisme Européen de Stabilité (240 milliards d’euros maximum, alors que le MES peut en mobiliser 410), représentent environ 3% du PIB européen. Au vu des premières prévisions de récession – et donc de pertes de recettes fiscales et sociales – le compte n’y est pas, c’est un euphémisme.
Certes, la Banque Centrale Européenne fera le nécessaire pour soulager le fardeau des dettes publiques induites par la crise. Mais contrairement à la Banque Centrale d’Angleterre, qui, elle, ne s’embarrasse plus des dogmes monétaristes, la BCE ne souscrira pas directement aux émissions d’emprunts des Etats. Elle agira en « deuxième rideau », après que ceux-ci auront placé, avec plus ou moins de succès, leurs emprunts sur le marché financier. Or des grands pays de la zone euro comme l’Espagne et surtout l’Italie, vont devoir consentir dans les mois qui viennent des primes de risques importantes, sous la forme de taux d’intérêts élevés, en échange de ces plusieurs dizaines voire plusieurs centaines de milliards d’emprunts supplémentaires.
C’est précisément en raison de ce risque que l’idée cheminait de mobiliser le Mécanisme Européen de Stabilité sans les conditions draconiennes (austérité, privatisations et « réformes structurelles ») qui furent infligées à la Grèce. Mais premièrement, les 240 milliards du MES convenus hier soir ne seront attribués qu’à raison d’un plafond de 2% du PIB chacun. Pour l’Italie, cela ne représenterait qu’un droit de tirage de 40 milliards. Cet argent sera remboursable à longue échéance (on parle de 30 ans) et à taux bas (de l’ordre de 0,5%, soit nettement moins que les taux italiens actuels, de 1,6%), ce qui est bien.
Mais si la récession frappe les Etats à proportion de la dureté et de la longueur de leur confinement, et s’aggrave à proportion du blocage de l’économie mondiale, l’Italie aura besoin d’énormément plus que 40 milliards. Si elle doit solder un déficit public de 10% du PIB, il lui en faudra 200. Soit plus de 160 milliards à trouver sur les marchés obligataires, de la part d’un Etat déjà endetté à 140% de son PIB. L’ouverture du Mécanisme Européen de Stabilité est donc aussi symbolique qu’insuffisante, d’autant que le bât blesse non seulement sur les quantités, mais aussi sur les conditionnalités.
Selon les Pays-Bas, l’accès inconditionnel au MES n’est réservé qu’au financement des dépenses de santé en relation avec le Covid19. Selon l’Italie, cet accès est inconditionnel pour toute dépense liée à la crise, y compris d’ordre économique et social. Il reviendra aux chefs d’Etat et de gouvernement d’arrêter une position claire sur ce point extrêmement sensible. A cette heure, il semble que la lecture néerlandaise soit, hélas, la plus fidèle au texte. Certains voudraient détruire la zone euro, et donc le tas d’or sur lequel ils sont assis, qu’ils ne s’y prendraient pas autrement.
Imagine-t-on un seul instant le gouvernement italien ou espagnol se soumettre aux mêmes humiliations économiques et sociales que celles signées par la Grèce en 2015, alors que cette crise n’est littéralement la faute de personne ? Quel genre de cruauté faut-il à des décideurs, pour ne serait-ce qu’envisager de saigner à blanc un peuple traumatisé par une tragédie sanitaire de plusieurs dizaines de milliers de morts, doublée d’une crise économique de plusieurs millions de chômeurs ? Si le Pacte de Stabilité et ses diktats austéritaires permanents ont été mis sous cloche fin mars, aucune raison valable ne justifie de conserver en avril les potions amères du Mécanisme Européen de Stabilité. Toutes ces normes (de déficits, de dette, de réformes néolibérales forcées) n’ont plus la moindre valeur. Au Royaume-Uni, dirigés par les Conservateurs, la planche à billets tourne à plein régime. Aux Etats-Unis, dirigés par les Républicains, le Congrès a voté 2000 milliards de dollars de relance budgétaire. Le monde de la CDU et de ses satellites hollandais et autrichien n’existe plus. Face à cette crise, il faut se libérer des saintes écritures maastrichiennes et frapper vite et fort.
Le communiqué final précise bien qu’il faudra « travailler un dispositif de rétablissement économique » (les fameux « euro », puis « corona », à présent « recovery bonds »). Bruno Le Maire l’a estimé à 500 milliards supplémentaires, mais à ce stade c’est un Nein catégorique de la part des Allemands et des Néerlandais. On ne peut que parier sur un retour au réel des « égoïstes », lorsque leur machine exportatrice et ses excédents faramineux seront détruits par l’appauvrissement de leurs partenaires commerciaux. La gestion politique de la crise économique à venir ressemble pour l’instant à s’y méprendre à la gestion politique de la crise sanitaire : graduelle, lente et imprévoyante. Les mêmes causes auront à n’en pas douter les mêmes conséquences.