Tribune publiée dans Libération. La crise sanitaire que nous traversons conduit les Français à s’interroger sur la robustesse de leur système de soins et notamment sur la situation de l’hôpital. A l’inverse, la politique du médicament reste, bien souvent, un angle mort du débat public alors même que les enjeux sanitaires et financiers y sont considérables. Depuis quelques semaines, l’interdépendance des chaînes de valeurs et surtout la localisation de nombreuses unités de production de médicaments en Chine et en Inde apparaissent pour ce qu’elles sont : des risques sérieux pour la sécurité sanitaire des Français et des Européens.
Depuis dix ans, la fréquence des pénuries de médicaments a été multipliée par 10 et les autorités sanitaires estiment qu’un Français sur quatre y a déjà été confronté. Les ruptures d’approvisionnement touchent principalement certains vaccins, certains antibiotiques, certains contraceptifs, les antiparkinsoniens et certains anticancéreux. Elles sont lourdes de conséquences lorsqu’elles concernent des traitements qui doivent être pris dans un délai très court comme les médicaments Norlevo et Ellaone, dites pilules du lendemain, qui ont récemment connu des ruptures de stock. En 2017 l’Agence nationale du médicament a ainsi reçu 530 signalements de rupture de stock ou de difficulté d’approvisionnement pour des traitements considérés comme essentiels.
Prix surélevés
Ces pénuries, dangereuses pour les patients, représentent également un coût majeur pour notre système de santé notamment pour les établissements de santé qui doivent surmobiliser leurs effectifs pour faire face aux situations critiques liées à la prise en charge des patients dont les médicaments sont indisponibles.
Un nombre important de ces pénuries est imputable aux délocalisations en dehors de notre pays des unités de production des principes actifs qu’entreprennent les groupes pharmaceutiques et qui fragilisent la chaîne de fabrication et de distribution du médicament. Aujourd’hui, 80% des principes actifs sont fabriqués hors d’Europe contre 20% il y a trente ans. Cette mondialisation sanitaire n’est pas sans incidence, car, en cas de crise majeure, il n’y a aucune raison de penser que les patients français seront les premiers servis par une industrie désormais largement implantée en Asie.
Dans le même temps, la France se situe parmi les pays où les habitants dépensent le plus pour l’achat de médicaments. En 2017 la Cour des comptes notait que la dépense moyenne d’un Français était supérieure de 12% à la dépense moyenne par habitant réalisée dans les 15 pays de l’Union Européenne d’avant l’élargissement de 2004.
Cette dépense plus élevée est notamment due aux prix des médicaments. C’est particulièrement vrai pour les médicaments génériques, qui représentent en France 37% des médicaments remboursables et pour lesquels les coûts de production semblent clairement surévalués. Cette surévaluation tient en partie à la faiblesse de l’organisme en charge de la fixation du prix, le Comité économique des produits de santé (CEPS), qui manque de moyens pour assurer sa mission et doit s’appuyer le plus souvent sur les évaluations effectuées par les laboratoires et non sur sa propre expertise. Même si le CEPS dispose en théorie de pouvoirs importants et peut notamment fixer unilatéralement le prix d’un médicament, il n’a utilisé cette faculté qu’une seule fois depuis 2011.
Capacité productive publique
En utilisant la méthodologie d’évaluation des coûts des médicaments développée par le British Medical Journal, on observe que pour seulement trois molécules qui correspondent à certains des génériques les plus utilisés en France – Amoxicilline, Ibuprofène et Metformine – la sécurité sociale pourrait économiser 250 millions d’euros chaque année si les prix fixés reflétaient effectivement les coûts de production (1).
La création d’un laboratoire public de production pharmaceutique, grâce à la nationalisation d’un laboratoire déjà existant, en complément de l’écosystème privé, permettrait à l’Etat d’être plus agile en cas de pénurie ou de crise sanitaire d’une particulière gravité comme celle que nous connaissons aujourd’hui. La puissance publique se doterait surtout d’un levier pour faire baisser le prix des médicaments, notamment génériques. Le laboratoire public fixerait un prix du médicament générique visant exclusivement à rembourser les coûts de production et à assurer son propre fonctionnement.
En complément ou en remplacement de l’action de nationalisation – du moins dans une première phase –, l’Etat devrait devenir actionnaire minoritaire de plusieurs entreprises pharmaceutiques. Cela lui permettrait d’influencer la stratégie de production à l’instar de la position de l’Etat dans l’actionnariat de Thalès et de nombreux autres industriels de la défense et de l’aéronautique.
Aussi, il nous semble primordial de refonder le CEPS en une instance de régulation qui intègre en son sein les expertises des laboratoires de recherche publique du CNRS et de l’Inserm afin de ne pas céder aux stratégies de lobbying des entreprises pharmaceutiques lors des négociations tarifaires.
Cette nouvelle stratégie nationale pour le médicament couplée à une ambition industrielle forte et complétée par une initiative européenne permettrait à la France de recouvrer son indépendance sanitaire. Il apparaît aujourd’hui en effet curieux de subventionner par des prix gonflés payés par le contribuable des délocalisations d’usines et de savoir-faire hors de France.
Signataires: Alexandre Ouizille (Président d’Hémisphère gauche, PS), Guillaume Balas (Coordinateur national, Génération.s), David Cormand (député européen, EELV), Jérôme Durain (sénateur, PS), Caroline Fiat (député, GRS), Théophile Jegard (Hémisphère gauche), Aurore Lalucq (députée européenne, Place publique), Olivier Leonhardt (Sénateur, RDSE), Adrien Madec (Hémisphère gauche), Emmanuel Maurel (député européen, GRS), Anne-Sophie Pelletier (députée européenne, LFI), Loïc Pen (médecin urgentiste, PCF), Laurence Rossognol (ancienne ministre et sénatrice, PS), Sophie Taillé-Polian (sénatrice, Génération.s), Boris Vallaud (député, PS).