En novembre dernier, les négociations UE-Suisse d’un « accord cadre institutionnel » (ACI) de libre-échange, ont arrêté un texte que le Conseil Fédéral (l’exécutif suisse) n’a finalement pas signé. Et qu’il ne signe toujours pas en ce début juin, après 6 mois de consultations tous azimuts.
Au grand dam de la Commission, qui avait fait preuve pour l’occasion de sa légendaire flexibilité (« c’est le meilleur accord possible », « il n’y aura pas de renégociation »…), la Suisse s’était en effet livrée à cet exercice sinon sacrilège, du moins étrange aux yeux des dirigeants européens : demander leur avis aux partis politiques, aux syndicats et à la société civile dans le cadre d’un débat transparent et démocratique.
De ces consultations, le Conseil Fédéral du 7 juin 2019 a tiré plusieurs conclusions. Premièrement, en l’état l’ACI n’a aucune chance de rassembler une majorité de Suisses (car ceux-ci seront, selon toute probabilité, appelés à se prononcer par référendum). Deuxièmement, avant même d’en appeler au peuple, l’ACI ne sera signé que si la Commission apporte des « clarifications » sur trois points majeurs : le régime des aides d’Etat, la protection des salaires et la libre-circulation des travailleurs.
La Suisse soutient en effet ses entreprises, particulièrement ses industries, ultra compétitives, innovantes et exportatrices (60 milliards de dollars d’excédent commercial en 2017), au moyen de toutes sortes d’aides et de subventions qui représentent une hérésie totale pour notre Union européenne et sa « concurrence libre et non faussée ». L’intégration du droit suisse au droit communautaire, dite « dynamique » dans l’accord, ferait inéluctablement disparaître ces dispositifs.
En matière de salaires (pour mémoire, le salaire ouvrier moyen dans la Confédération helvétique, l’un des pays les plus égalitaires du monde, s’élève à… 3500€/mois), le Gouvernement suisse redoute que l’extension du principe de libre-circulation des citoyens européens sur son territoire entraîne à son tour l’irruption du travail détaché. Pour les syndicats, il n’en est pas question et leur mot d’ordre reste « travail en Suisse : au salaire et aux conditions suisses ».
Enfin, la liberté de circulation des Européens – et le principe de non-discrimination que contient cette liberté – se heurte directement au principe de… « préférence nationale » inscrit dans la Constitution suisse. Mais les points « durs » des demandes de clarifications du Conseil fédéral sont économiques et sociaux bien avant d’être « identitaires ».
Quelles garanties la Commission pourra-t-elle apporter aux questions posées par les Suisses ? A ce stade, elle n’a pas dégainé, comme en décembre dernier, son arrogance et sa rigidité habituelles, ni mis à exécution sa menace de supprimer le « passeport financier suisse » (la permission pour la place financière de Zürich de vendre ses services au sein de l’Union européenne sans restrictions). Elle a même fait preuve d’une relative tempérance dans son expression, assurant vouloir jouer le jeu des questions-réponses (tant que cela ne remet pas en cause l’accord). Il est vrai que la Suisse n’est pas la Grèce. À titre d’illustration, 900 millions d’euros de marchandises circulent entre l’UE et la Suisse… chaque jour.
En tant qu’Européens, accoutumés à l’opacité des négociations de libre-échange et à l’absence de sanction véritablement démocratique des grandes décisions par le peuple souverain, la méthode suisse a de quoi nous interroger collectivement – et surtout susciter notre respect. Sur le fond, les Suisses, attachés à leur modèle social, exigent, sous couvert de « clarifications », de réelles protections. Nous ne pouvons qu’être solidaires de leurs légitimes préoccupations.