Lutte contre l’évasion fiscale : 5 ans de combats

Lorsque je suis arrivé au Parlement européen en 2014, nous étions un certain nombre à savoir que nos systèmes fiscaux avaient subi une lente dérive, qui s’est traduite en profonde transformation au bénéfice des plus riches, des plus mobiles, et au détriment des plus pauvres, qui ne peuvent échapper à l’impôt. Depuis les années 1980, et le « triomphe » de la financiarisation de nos économies, de la liberté de circulation des capitaux, gravée dans le marbre de l’Acte unique en 1986, de nombreuses portes ont été créés dans nos systèmes fiscaux, parfois volontairement et d’autres fois involontairement. Elles ont permis à une masse toujours plus grande de revenus et de capitaux d’échapper à l’impôt. Les gilets jaunes n’étaient pas encore là, mais la colère sociale couvait en France et dans l’ensemble de l’Europe. Quelque chose clochait. On venait de demander d’énormes sacrifices à travers les politiques d’austérité appliquées violemment dans les pays d’Europe du Sud. L’économie était atone, les salaires stagnaient, le chômage tutoyait des sommets. Mais dans le même temps, on voyait le système financier décoller, repartir à la hausse, et suivre une trajectoire déconnectée de l’économie réelle. La situation de ceux qui étaient en haut de la pyramide sociale était intacte, tandis que celle des gens ordinaires se dégradait sans discontinuer.

Nous avions des chiffres, nous savions que l’évasion et la fraude fiscales coûtaient chaque année des centaines de milliards d’euros aux contribuables européens, et des dizaines de milliards au contribuable français. Nous avions des statistiques, des études, mais assez peu de prise dans le débat public, puisque cette injustice froide et sourde n’avait pas encore trouvé de débouché médiatique. Cette difficulté à mettre le sujet sur la table était d’autant plus forte que les pratiques en question étaient largement opaques, et qu’elles impliquaient des opérations très complexes et très bien dissimulées, parfois difficiles à expliquer.

C’est dans ce contexte que le scandale Lux Leaks a explosé, et a fait remonter à la surface tout ce qui avait été caché depuis des décennies. Pis encore, il impliquait celui qui venait alors d’être désigné président de la Commission européenne : Jean-Claude Juncker. Celui-ci avait été l’artisan majeur de la transformation du Luxembourg en paradis fiscal dans les années 1990, suite à la crise des hauts fourneaux qui assuraient auparavant la prospérité du grand-duché. Il avait généralisé la pratique des rescrits fiscaux, qui permettent aux États de réaliser des accords au coup par coup avec les grandes entreprises et de leur offrir des conditions fiscales avantageuses. Cette méthode avait été massivement pratiquée au Luxembourg, mais aussi dans d’autres États, pour attirer les entreprises des pays étrangers et saper la base fiscale des États voisins. Ce scandale révélait donc que l’Europe était avant tout un espace de compétition, et non de coopération, et que des pratiques propres aux paradis fiscaux avaient lieu à l’intérieur de l’Union européenne.

Ce point d’appui trouvé, j’ai lutté avec mes collègues pour obtenir une commission d’enquête. Nous n’avons obtenu qu’une commission spéciale, appelée TAXE, sans pouvoirs d’enquête, ce qui correspondait à une volonté de ne pas mettre en difficulté Jean-Claude Juncker. Éva Joly a eu une formule très juste en le qualifiant de « loup dans la bergerie » dans son ouvrage indispensable, Le loup dans la bergerie. Jean-Claude Juncker, l’homme des paradis fiscaux placé à la tête de l’Europe, Les Arènes, 2016. Malgré ces bâtons qui nous étaient mis dans les roues, nous nous sommes servis au maximum de ce levier pour rendre visibles les faits gravissimes qui avaient été révélés et qui provoquaient à juste titre l’indignation des citoyens européens. Nous avons ainsi auditionné des lanceurs d’alerte, qui prennent de nombreux risques lorsque leur parole se libère. Nous avons pu faire venir des ONG, des responsables politiques, des experts, des dirigeants d’entreprises aux pratiques mises en causes, etc. Les travaux ont ainsi permis de faire des propositions très importantes qui ont fourni un cadre de référence pour la lutte contre les différents phénomènes liés à l’évasion fiscale. Nous avons arraché la déclaration pays par pays et l’assiette commune pour l’impôt sur les sociétés, et nous avons pu mettre sur la table le besoin de mieux protéger les lanceurs d’alerte. Cela a abouti au rapport ambitieux de ma collègue Virginie Rozière et à des avancées importantes en cette fin de législature.

La Commission TAXE II nous a permis de prolonger nos travaux. J’ai pu faire des propositions qui ont fini par être reprises largement, et en particulier l’imposition d’un plancher minimum sur le taux d’imposition effectif global des entreprises. Cette proposition avait pour but de mettre fin à la concurrence fiscale, en obligeant les États à imposer effectivement les entreprises, et en les empêchant de jouer sur les différentes variables à leur disposition pour fournir des conditions avantageuses : assiette, taux, rescrits, dispositifs d’exonération ou d’abattement, etc. Elle permettait d’exiger qu’en bout de course les entreprises soient obligées d’afficher une imposition réelle. C’est à ce moment que les pratiques des grandes multinationales, notamment à travers les manipulations de leur comptabilité, ont été rendues visibles. Starbucks, Amazon, Facebook, Google, McDonald’s, toutes profitent de dispositifs et de truchements comptables qui leur permettent de ne quasiment pas payer d’impôts, alors qu’elles bénéficient de tous les avantages de nos États providences : une main d’œuvre éduquée et formée, en bonne santé ; des infrastructures de pointe ; une administration efficace, etc. Après la première socialisation des pertes et la privatisation des profits en 2008, nous mettions en lumière une nouvelle étape de ce phénomène grâce aux défaillances de nos systèmes fiscaux.

J’ai pu interpeller McDonald’s qui s’adonne ostensiblement à ce type de pratique en rendant artificiellement déficitaires ses filiales à travers la transformation des revenus des restaurants en droits de propriété intellectuelle qui sont payés au Luxembourg, puis transférés à la Suisse, avant de revenir dans le Delaware. En d’autres termes, le système des royalties payées à McDonald Franchising Europe permettait de maquiller les bénéfices des restaurants pour éviter l’impôt grâce au rescrit fiscal avec le Luxembourg.

J’ai aussi eu l’occasion d’intervenir face à l’ambassadeur du Lichtenstein qui fait partie de l’Espace économique européen, l’Association européenne de libre-échange et l’Espace Schengen, et qui a institutionnalisé massivement la transformation de revenus des entreprises en revenus de propriété intellectuelle à travers les rescrits fiscaux fournis par l’administration. Ces revenus ne sont imposés qu’à 2,5%. Lorsque ce fait a été soumis à l’autorité de surveillance de l’Association européenne de libre-échange, celle-ci a considéré que cette législation de dumping fiscal était conforme avec l’accord sur l’Espace économique européen. J’ai donc pu montrer qu’il y avait un lien intime entre les multiples traités de libre-échange signés et les pratiques d’évasion fiscale.

Avant même la fin de la commission TAXE2, après les Swiss Leaks, un nouveau scandale a éclaté, plus politique celui-ci : les Panama Papers. Ils ont montré que c’était tout un ensemble de responsables politiques, de hauts fonctionnaires, de décideurs, de personnalités publiques, qui étaient en collusion évidente avec un système qui assure et permet l’évasion fiscale. Ils ont montré le caractère de classe de ces pratiques et la solidarité évidente entre ceux qui en profitent, au détriment du bien commun. Ces révélations ont mis en cause la partialité du régulateur et du législateur, qui ne cédait pas uniquement aux demandes des grandes puissances économiques, mais qui se laissait à son tour tenter et soumettre par la corruption. Cela, nos concitoyens ne l’ont pas pardonné. En France, Jérôme Cahuzac n’était plus une exception, mais devenait le représentant d’une petite élite mouillée à son tour.

Ce scandale insondable, qui touchait à l’équilibre de nos systèmes démocratiques, a eu un effet tellement puissant qu’il nous a permis d’obtenir de haute lutte une véritable commission d’enquête. Cela actait le fait que certains États enfreignaient le droit communautaire, et admettait donc l’illégalité des pratiques concernées. Avec mes collègues Ana Gomes, Elly Schlein et Virginie Rozière, nous avions notamment poussé pour auditionner Neelie Kroes, cette ancienne commissaire à la concurrence néerlandaise, multi-millionnaire et citée dans les Bahamas Leaks, qui était devenue après ses fonctions à la Commission conseillère en relations publiques d’Uber ! Voici quelqu’un qui, chargé de l’application du droit à la concurrence, avait été présent dans 43 conseils d’administration d’entreprises, pour ensuite devenir salariée de Bank of America !

Cette mise en cause directe du régulateur, grâce aux révélations faites par les lanceurs d’alerte, a été une preuve supplémentaire qu’il fallait à tout prix que la société protège ceux-ci face à la capture des institutions et de la justice par les puissants et les corrompus, notamment dans les pays où l’État de droit est le plus fragile.

À peine rendu le rapport de la commission PANA, qui intégrait un certain nombre d’avancées, notamment en traitant de façon plus fine et de façon plus exhaustive les différents phénomènes comme l’opacité comptable et le blanchiment, était révélé le scandale des Paradise Papers. Ce dernier a notamment mis en avant le rôle clé des intermédiaires, et notamment des cabinets d’avocat, qui sont des facilitateurs.

Dans le cadre de la Commission TAX3 mise en place le 1er mars 2018, j’ai continué mon combat en m’appuyant sur les conquêtes passées. J’ai notamment poussé en faveur de la citation des noms des États qui ont des pratiques inacceptables à l’intérieur de l’Union européenne : les Pays-Bas, Irlande, Malte, Chypre, Belgique, Luxembourg et la Hongrie en particulier. Parallèlement, les avancées au sein du Parlement européen ont pu montrer à quel point le Conseil et les États étaient hypocrites et bloquaient la mise en place des mesures clés. Par exemple, malgré nos demandes répétées, aucun registre centralisé des rescrits fiscaux n’a été mis en place dans les directives sur l’échange automatique d’information DAC2 (2014) et DAC3 (2015), alors que celui-ci permettrait au Parlement d’enquêter sur les accords entre les États et les entreprises.

Ce combat est très loin d’être fini. En à peine quelques années, l’injustice fiscale est devenue un enjeu politique central dans nos sociétés. Les gilets jaunes, nés d’un ras-le-bol fiscal, las de payer des impôts quand les puissants se voient offerts des cadeaux à travers la suppression de l’ISF et la mise en place de la sur les dividendes, las de voir les services publics se dégrader et la dette les étouffer, annoncent une nouvelle ère dans laquelle il n’est plus possible d’être un pays démocratique et juste sans assurer l’égalité devant l’impôt. Ils nous appellent à être courageux, et à ne rien lâcher en la matière. Les luttes ne manquent pas : une vraie liste noire des paradis fiscaux, qui intègre des pays à l’intérieur de l’Union, le vote à la majorité qualifiée dans le domaine fiscal au Conseil, l’arrêt des traités de libre-échange et des accords d’investissement, l’interdiction des golden visas, la mise en place de contrôles des capitaux, etc. Nous sommes à l’aube de ce combat, et je continuerai de le porter partout où j’irai.

Quelques interventions et articles sur ce combat : 

    • Retrouvez l’intervention dans l’émission “ICI L’EUROPE” sur France 24, qui avait pour objet la lutte contre l’évasion fiscale. https://www.youtube.com/watch?v=ijNnwCqqtDo
    • MC DONALD’S : « L’OPTIMISATION FISCALE QUE VOUS PRATIQUEZ RISQUE DE PÉNALISER LES SALARIÉS ! »

Mon point de vue sur les Paradise Papers et sur l’optimisation fiscale. Il y a des coupables et des complices… mais aussi des solutions ! : https://youtu.be/auJFlK9h7HQ

La commission sur la criminalité financière, la fraude fiscale et l’évasion fiscale (TAX3) vient d’adopter un rapport qui représente une avancée dans…

Évasion fiscale : un pas dans la bonne direction !

http://www.europarl.europa.eu/france/fr/espace-presse/lutte-contre-l-évasion-fiscale-le-rapport-d-emmanuel-maurel-sur-l-échange-automatique-et-obligatoire-d-informations-dans-le-domaine-fiscal

 

 

 

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