De toutes les crises qui abiment l’Europe depuis quelques années (zone euro, réfugiés, Brexit, etc.), celle qui se déroule en Italie est peut-être la plus préoccupante.
De sa vie démocratique erratique, on a souvent dit qu’elle annonçait, pour le meilleur et pour le pire, les configurations politiques nouvelles. Parti-entreprise, tentations séparatistes, « dégagisme », coalition droite/extrême droite, dépassement de la social-démocratie traditionnelle, populisme new-look : l’Italie a toujours été un laboratoire. Ce qui s’y passe actuellement ne peut donc nous laisser indifférent.
Les législatives ont accouché d’un paysage électoral inédit. Au terme d’interminables tractations, La ligue et le mouvement des Cinq Etoiles ont décidé de former un gouvernement dont le programme ne laisse pas d’inquiéter. Le discours violement hostile à l’immigration, l’annonce de mesures vexatoires à haute portée symbolique (l’interdiction faite aux francs-maçons de participer à l’exécutif), présagent d’une conception problématique de l’État de droit.
Pourtant, ce n’est pas autour de la question des libertés fondamentales que se noue aujourd’hui le débat. Si le président de la République, usant de ses prérogatives constitutionnelles, refuse de nommer le gouvernement proposé par les partis victorieux, c’est au prétexte qu’un des ministres pressentis s’est exprimé défavorablement sur la monnaie unique. La crise institutionnelle qui s’ajoute à la crise politique est donc étroitement liée à la question européenne.
De toutes parts, les félicitations affluent, saluant le « courage » et « l’esprit de responsabilité » du chef de l’État, Sergio Matarella, érigé en quelques heures au rang de défenseur de l’Europe et de la liberté. Le chef de l’État est certainement un homme respectable et sincère. Mais il me paraît nécessaire d’interroger l’opportunité politique de son choix.
Car les Italiens ont voté en connaissance de cause. Le résultat est effarant, angoissant, c’est un fait. Mais enfin, c’est la loi du suffrage universel. Si la coalition ne s’est pas prononcée en faveur d’une sortie de l’Europe, elle est clairement eurocritique, pour ne pas dire eurosceptique. Et elle en a le droit. Oui, les dirigeants et les citoyens européens ont le droit de critiquer l’euro. Ils ont même le droit de vouloir en sortir. L’euro n’est pas un dogme sacro-saint. Il n’y a pas, en Europe, de débat interdit. Laisser penser le contraire n’est pas rendre service à l’Union, puisque cela revient à considérer qu’il y existe une sorte de délit de mauvaise pensée. Et, dans le cas d’espèce, un crime de « mal voter ».
Car c’est bien en cela que la situation italienne suscite un malaise, une gêne, même chez les adversaires les plus résolus de la Ligue et des Cinq étoiles, dont je suis : cette impression tenace, dès qu’il est question de l’Europe, que les gouvernants se passeraient volontiers de l’avis des gouvernés, voire des gouvernés eux-mêmes. On connait la formule de Brecht, dans le fameux poème « Die Lösung » : « le peuple a, par sa faute, trahi la confiance du gouvernement. Et ce n’est qu’en redoublant d’effort qu’il peut la regagner. Ne serait-il pas plus simple pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre ? ».
Ce fantasme post-démocratique, il est partagé par nombre de sachants. Avec généralement un codicille : si l’on ne peut pas le faire nous-mêmes, soyons assurés que les marchés financiers s’en chargeront pour nous. Insupportable aveu : quand le commissaire allemand Oettinger, connu pour sa colossale finesse, en vient à souhaiter ouvertement la sanction économique et financière d’un pays récalcitrant pour lui apprendre à « bien voter », il ne fait qu’exprimer tout haut ce que nombre de ses congénères pensent tout bas, eux qui craignent plus les soubresauts des agences de notation que la colère des peuples.
Ce sinistre personnage n’est pas avare de provocations. Mais derrière l’outrance, il y a une conception partagée : pour beaucoup, l’Europe de la règle et de la sanction, fondée sur la Sainte Trinité « libre concurrence, libre échange, rigueur budgétaire » est l’horizon indépassable de la politique communautaire. Oettinger est le digne, quoique fantasque, représentant de son parti, la CDU de Madame Merkel, pour qui le raisonnement économique ne s’articule qu’autour de la discipline et de la punition. Ce que met en lumière l’affaire italienne, comme jadis le cas grec, c’est une fracture grandissante, au sein du continent, entre le Nord-Est où l’Allemagne règne sans partage, et un Sud défiguré par les politiques d’austérité (la France, à la frontière des deux blocs, devrait jouer le rôle de trait d’union, mais elle ne le fait guère). La violence inouïe des journaux d’outre Rhin à l’encontre des États méditerranéens culturellement dispendieux et impécunieux (voir le Spiegel de cette semaine) en est la navrante illustration. Or les mêmes qui refusent de payer pour les pauvres sous prétexte qu’ils sont fainéants, les mêmes qui refusent de transiger sur des politiques de rigueur aux résultats catastrophiques, les mêmes qui communient dans le culte de l’euro fort qui rassure les vieux épargnants, pleurnichent aujourd’hui sur les victoires des « populistes » et s’étonnent des progrès de l’euroscepticisme. Je demande pardon aux mânes de Bossuet, dont on ne retient de l’œuvre sublime qu’une citation tronquée, à laquelle moi aussi je vais me référer tant elle sied à la tempête actuelle : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ».
L’issue de la crise italienne est encore incertaine. La nomination d’un gouvernement technique dirigé par un ancien du FMI constituerait une telle provocation qu’elle a peu de chances d’aboutir. De nouvelles élections sont possibles, et une nouvelle progression de l’extrême droite est probable. Raison de plus pour ne pas donner des arguments à ses partisans. Raison de plus pour remettre sur le chantier l’indispensable réorientation européenne.
Photo : © ZAKARIA ABDELKAFI/AFP
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