À la fin des années quatre-vingt-dix, Laurent Fabius, alors président de l’Assemblée nationale, eut une idée formidable. À l’occasion de l’opération « le printemps des poètes », manifestation dont la France peut légitimement s’enorgueillir, il demanda à chaque député de choisir son poème préféré.
Je ne me souviens pas du traitement médiatique qui fut réservé à cette publication soignée, et je doute que ce recueil soit devenu un succès de librairie. Mais pour moi qui étais encore un homme jeune, et qui considérais que la politique et la littérature étaient les deux choses les plus importantes sur la terre, c’était un bonheur de lecture.
Moins que la (re)découverte des auteurs, j’étais surtout intéressé par la correspondance entre les textes et les hommes (femmes), et les rapprochements inattendus que ce genre d’anthologie rend possible : si, assez logiquement, Paul Valéry dans sa lumineuse sécheresse, avait les faveurs des anciens premiers ministres (Fabius, Juppé, Barre), Aragon réconciliait PCF et RPR, et Césaire permettait les épousailles heureuses du terroir métropolitain et des îles du grand large.
Morceaux choisis. Mais surtout, ces morceaux choisis contribuaient au dynamitage des préjugés personnels qui accompagnent souvent la vingtaine triomphante. Ce sexagénaire falot, membre de telle austère commission, auteur d’un obscur rapport, il a choisi Saint John Perse ou Larbaud, c’est donc que sommeille en lui un homme libre et aventureux ! Cet homme de droite dont les idées me sont insupportables, il s’émeut des malheurs de Phèdre, c’est donc qu’il n’est pas si mauvais ! Même mon aversion pour Edouard Balladur, qui fut, pour ma génération militante, l’incarnation réconfortante du repoussoir néo-orléaniste, commençait à mollir puisqu’était révélée dans ces pages sa dilection insoupçonnée pour la « chanson de la plus haute tour » d’Arthur Rimbaud.
Je rassure le lecteur : j’ai fait mon deuil de ma rafraîchissante naïveté de l’époque. Je mesure bien, aujourd’hui ce que la chose avait d’artificiel, à tout le moins de calculé. Il s’agissait d’une opération de communication comme une autre, sans aucune garantie d’authenticité : des élus avaient, sans y réfléchir une minute, balancé le premier poème qui leur était venu à l’esprit ; d’autres avaient sûrement chargé leurs assistants de choisir pour eux ; d’autres enfin, plus soucieux de construire une image pour la postérité, avaient longuement réfléchi au problème, comme on mûrit les réponses au «questionnaire de Proust» pour paraître à la fois cool et profond, cultivé et accessible.
Certains, pour se prémunir du reproche fait à ceux qui s’adonnent à la célébration d’une culture de classe, s’inventaient une passion pour les chanteurs de variété (Balavoine, Goldman and co y étaient en effet présents). D’autres, toujours en campagne, mais sûrement sincères, piochaient dans le répertoire régionaliste ou donnaient dans l’exaltation de la terre natale. Qu’importe : le choix en dit plus sur l’image que l’élu souhaite renvoyer plutôt que sur l’élu lui-même, et cela n’a rien de choquant.
Coïncidences amusantes. En feuilletant ce volume vieux de près de vingt ans ce week-end, dans l’attente des résultats du deuxième tour des élections législatives, je n’ai pu m’empêcher de chercher, sinon des signes prémonitoires de la situation politique actuelle, du moins des coïncidences amusantes.
Je passe sur le fait que François Fillon, alors député de la Sarthe, avait opté pour le dormeur du val, mort au champ d’honneur. Je m’étonne que les commentateurs n’aient pas davantage retenu que François Hollande, premier secrétaire d’un PS alors insolent de santé électorale, avait sélectionné «l’avertisseur» dans les Fleurs du Mal :
«Tout homme digne de ce nom
a dans le cœur un Serpent jaune
installé comme sur un trône
qui, s’il dit “je veux !” répond “Non”! »
Le député de Corrèze, dont on se plaît à vanter l’optimisme bonhomme, bienheureux même dans la désolation, avait mis en exergue un texte sombre qui parle d’une nature ambivalente, des contradictions qui pétrissent les hommes, flirtant avec la tentation autodestructrice et la résignation fataliste : était-ce pour se lester d’une gravité dont déjà, à l’époque, on le croyait dépourvu ? Nous ne saurions dire.
Ce qui est clair en revanche, c’est qu’au lendemain d’un scrutin qui a vu nombre de députés issus des traditionnels « partis de gouvernement », et singulièrement les socialistes, mordre la poussière, on ne peut pas lire le poème élu par Jean-Christophe Cambadelis, qui était jusqu’hier le premier d’être eux, d’un œil indifférent.
C’est l’un de sonnets les plus fabuleux de Baudelaire (pléonasme), géniale saillie sur le Temps, l’Ennui, la vaine et exaltante lutte pour la vie. Dans « L’Ennemi », après une jeunesse orageuse, tout a valdingué :
«Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage
qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils».
Nous y sommes.
«Voila que j’ai touché l’automne des idées», dit le poète, qui aura bien besoin de courage afin d’«employer la pelle et les râteaux/pour rassembler à neuf les terres inondées».
Savoir laborieusement reconstruire après d’amères déroutes, c’est le lot de tous les humains. Les militants (e) s politiques le savent mieux que personne. Dans ce paysage dévasté, il n’est pas écrit qu’écloront vite les fleurs nouvelles. Mais si les individus passent, les grandes idées sont vouées à une éternelle jeunesse.