La Jordanie, victime de sa situation, actrice de son environnement
Compte-Rendu de la Mission du Groupe d’amitié du Parlement européen au Royaume hachémite de Jordanie
Programme de la visite :
Dimanche 21 mai 2017 (Amman)
– Rencontre avec M. Sharif Al-Omari, Directeur du Contre-Extrémisme, Ministère de la Culture
– Rencontre avec M. Khamis Atieh, Premier Vice-Président de la Chambre des Représentants
– Rencontre avec M. Faisal Al-Fayez Premier Vice-Président du Sénat
– Déjeuner de travail avec la Jordanian Businessmen Assoiation
Visite du Camp de Réfugiés de Zaatari (à 10 km de la frontière syrienne)
Dimanche 22 mai 2017 (Amman)
– Rencontre avec M. Hani Al-Mulki, Premier ministre
– Audience avec Sa Majesté le Roi Abdallah II
– Déjeuner de travail avec le Président et les commissaires de la Commission électorale indépendante
– Rencontre avec M. Imad Fakhoury, Ministre de la Coopération internationale
– Rencontre avec M. Ayman Safadi, Ministre des Affaires étrangères
Le Royaume de Jordanie, première victime collatérale du chaos régional
Une tradition d’accueil de réfugiés largement confirmée
C’est la manifestation la plus spectaculaire du chaos qui touche la région – secouée par la persistance du conflit israélo-palestinien, les réminiscences des troubles libyens, la crise diplomatique entre les pays du Golfe et, évidemment, les multiples affrontements sur le territoire syrien et irakien : la Jordanie accueille en nombre les populations déplacées.
Tous nos interlocuteurs ont martelé les mêmes chiffres, impressionnants. Pour une population totale d’environ 9 millions d’habitants, le Jordanie compte sur son territoire 2 millions de réfugiés, d’origine diverse (palestinienne, libyenne, yéménite, yézidie, irakienne, syrienne…) comme autant de stigmates des conflits passés ou en cours. Les chiffres annoncent 700 000 réfugiés syriens, mais le décompte officiel minimise l’ampleur du phénomène, car tous ne sont pas enregistrés – la Jordanie n’étant pas signataire de la Convention de Genève.
Contrairement aux idées reçues, seuls 9% des réfugiés vivent dans des camps, gérés de manière exemplaire par les organisations non-gouvernementales présentes sur place. Le plus important d’entre eux est celui de Zaatari – que j’ai eu l’occasion de visiter – situé à 10 kilomètres de la frontière syrienne. Ici encore, les chiffres donnent le tournis : deuxième plus grand camp de réfugiés au monde (derrière celui de Dadaab, au Kenya), il accueille actuellement 80 000 réfugiés syriens – 120 000 fin 2015 – sur à peine 5.2 kilomètre carrés. 26 000 préfabriqués, au confort rudimentaire, à la surface restreinte, mais construits « en dur » – jonchent le camp, aussi peuplé que la quatrième ville du pays. Ouvert en 2012, le camp a dû cesser d’accueillir les nouveaux arrivants dès 2014, face à l’afflux de déplacés.
Le minimal vital est assuré aux populations, grâce à l’aide internationale, mais surtout grâce au dévouement des personnels présents sur place. Les besoins en alimentation et en eau sont couverts, avec distribution prioritaire de vivres, par le World Food Programme, dans les diverses écoles improvisées qui sont sorties de terre (l’une a été financée par le gouvernement taîwanais, l’autre par le don de particuliers…) à la faveur de l’arrivée de nouvelles familles. Deux hôpitaux ont été installés dans le camp, ainsi qu’une maternité, qui a déjà été le théâtre de 7 000 naissances.
Le camp de réfugiés de Zaatari
Si les principaux services sont dispensés (équipements sportifs de qualité, distributeurs de billet à reconnaissance pupillaire, bornes wifi improvisées), la situation demeure extrêmement précaire. Certaines familles fêtent leur quatrième, cinquième ou sixième anniversaire à Zaatari. Les logements sont étroits – une dizaine de mètres carrés à peine pour cinq à six personnes – et les enfants sont trop utilisés comme sources de revenus : environ 30% d’entre eux ne sont pas scolarisés. Bon nombre de filles subissent des mariages précoces, et l’accès à la contraception reste un tabou.
Évidemment, pour un observateur européen, la visite du camp de Zaatari est embarrassante, car elle met en lumière le contraste saisissant entre les conditions d’accueil des réfugiés au Nord et au Sud : quand l’Europe construit des murs, érige des barbelés, ce sont les pays du Sud qui endurent. Et pour cause, l’immense majorité des réfugiés présents sur le camp proviennent de la région de Dera’a, de l’autre côté de la frontière syrienne, et n’aspirent qu’à une chose : retourner en Syrie une fois la paix revenue.
Le directeur du camp nous a d’ailleurs fait une confidence édifiante. Selon lui, la corrélation est parfaite entre le montant de l’aide internationale et les déplacements de population. Quand les donations internationales ont diminué, fin 2015, rendant plus difficile la satisfaction des besoins vitaux des réfugiés, Zaatari s’est vidé de ses jeunes hommes, partis prendre la route des Balkans.
Tout impressionnant qu’il soit, le camp de Zaatari constitue toutefois une exception. Il est en effet à mettre au crédit des autorités jordaniennes l’exploit d’accueillir 91% de ses réfugiés en milieu urbain, au contact direct des locaux. Si la cohabitation ne s’est pas encore traduite par des incidents graves (malgré quelques tensions épisodiques), l’afflux de réfugiés nécessite un effort sans précédent : plus de 200 000 enfants syriens ont été scolarisés dans le système public jordanien, obligeant parfois les professeurs à multiplier par deux leurs heures d’enseignement. Des Syriens ont accédé au marché du travail, mais c’est encore rarement le cas des Syriennes.
Les moyens déployés n’en restent pas moins impressionnants. Peu importe leur portefeuille, les ministres jordaniens n’ont qu’un seul objectif aux lèvres : éviter de créer une « génération perdue » d’enfants syriens.
Une situation économique et budgétaire en grave détérioration
Contrairement à la plupart de ses voisins, qui peuvent compter sur la vitalité de leur secteur agricole ou sur la richesse de leurs sous-sols, la Jordanie s’appuie sur une économie principalement tournée vers les services – à tel point qu’elle se rêve en « hub » du Proche-Orient. Et pour cause : ses ressources naturelles sont très maigres. Le Royaume hachémite est l’un des cinq pays du monde les moins bien pourvus en eau : seule son infime façade maritime, dans le Golfe d’Aqaba, lui offre un accès à la Mer Rouge. La Mer Morte, de son côté, est en grand danger, victime de la pollution et de la rapacité de certains investisseurs.
La Jordanie doit donc s’appuyer sur d’autres secteurs de son économie. Afin de mettre en avant ses avantages comparatifs (le secteur des services), la Jordanie a conclu, il y a quelques années, plusieurs accords commerciaux : un accord pan-arabe et d’autres, bilatéraux et d’envergure modeste, avec le Canada, les États-Unis, Singapour et l’Union européenne.
Carte de la Jordanie
Mais ce système économique reste fragile, et tributaire de conjoncture régionale et internationale. Il a été totalement chamboulé par le chaos qui secoue la région, à tel point que le ministre de la Coopération internationale et de la Planification, M. Imad Fakhoury, n’hésite pas à employer les termes de « siège économique » pour décrire la situation. En 2011, les marchés syriens et irakiens – principaux terrains d’exportation – se sont subitement fermés, et l’approvisionnement en gaz égyptien, d’une importance vitale pour les ménages jordaniens, s’est tari. Les relations commerciales entre la Jordanie et ses voisins palestiniens et israéliens sont toujours limitées.
Surtout, le flux de touristes s’est considérablement réduit : c’est évidemment vrai pour les populations syriennes et irakiennes, mais cela concerne également les Saoudiens. Et depuis le récent attentat de Karak, qui s’est soldé par la mort de dix Jordaniens et d’un touriste canadien, les touristes occidentaux rechignent à visiter le pays. Dans le même temps, la remarquable générosité des autorités jordaniennes vis-à-vis des réfugiés a créé des dépenses imprévues. La dette s’est accrue de 25% en cinq ans. Et tous les ans, il manque désormais 2 milliards de dollars à la Jordanie pour combler ses besoins de financement.
C’est ainsi que les autorités jordaniennes ont été contraintes – pour obtenir une aide à court terme – de se placer sous la coupe du FMI, qui leur administre un programme très sévère. De l’avis de tous, en prescrivant des remèdes drastiques (augmentation substantielle des impôts sur la consommation), l’institution internationale étrangle l’économie du pays, autant qu’elle assèche le pouvoir d’achat des Jordaniens.
Du fait de ces difficultés économiques et budgétaires – encore aggravées par ce qui ressemble à une cure d’austérité aveugle – le taux de chômage a atteint des niveaux très élevés, de l’ordre de 25% chez les moins de 30 ans, qui représentent pourtant 70% de la population. Fort logiquement, le taux de pauvreté a progressé, passant en 5 ans de 14 à 19%. Seules maigres lueurs d’espoir : la signature récente d’un accord avec l’Égypte pour sécuriser l’approvisionnement gazier, et la conclusion d’une convention avec l’Iraq pour la future reconstruction du pays. Mais les perspectives sont sombres, et tous nos interlocuteurs craignent que la nouvelle génération perde toute foi en l’avenir si la paix n’intervient pas rapidement.
Le principal pôle de stabilité dans la région malgré tout
Un rôle de médiateur régional
Depuis une trentaine d’années, sous la baguette du Palais Royal (le Roi Hussein, puis le Roi Abdallah), la Jordanie campe un rôle de médiateur, afin d’œuvrer à la paix dans la région. Tant le Roi que son Premier ministre et le Ministre des Affaires étrangères ont démontré – lors de nos rencontres successives – toute leur habileté diplomatique, insistant sur leur vision modérée de l’Islam, par opposition aux fondamentalistes qui prospèrent autour.
Le Roi Abdallah, invité très régulier du Parlement européen, a plusieurs fait la preuve de son engagement pour la solution à deux États en Israël-Palestine, pour le départ d’Assad et la paix en Syrie, et dans la lutte contre Daesh. Acteur clef des accords de Camp David, il semble que le Royaume hachémite ait récemment rafraîchi ses relations avec le Président de l’Autorité palestinienne et avec le Fatah, ce qui ne l’empêche pas de défendre une solution qui assure à la fois la liberté pour les Palestiniens, et la sécurité d’Israël.
Pour ce qui concerne le conflit syrien, le Roi Abdallah a pris très tôt position en faveur du départ d’Assad. Peu après – et notamment à la suite du massacre atroce d’un pilote de l’Armée jordanienne par des hommes de Daesh – la Jordanie a rejoint la coalition anti-EI menés par les USA.
Audience avec le Roi Abdallah II, au Palais Royal d’Amman
Un acteur clé de la lutte contre le terrorisme international
Partisan de la paix et du processus de Genève, le Royaume hachémite lutte contre les soldats de l’EI et d’Al-Nosra, avec beaucoup moins d’ambiguïté que certaines puissances de la région.
Mais l’entretien que nous a accordé M. Sharif al-Omari, Directeur du Contre-Extrémisme au Ministère de la Culture, a permis de mettre en lumière le travail interne, mêlant prévention et déradicalisation, mené par les autorités jordaniennes auprès de leurs populations. Un nombre modeste mais significatif de Jordaniens (2000 combattants) a rejoint les rangs d’Al-Nosra ou de Daesh. J’ai néanmoins découvert des méthodes de prévention de la radicalisation relativement avancées, soutenues par des fonds européens, et mêlant le pilier religieux (formation des imams), et les dimensions culturelles, éducatives et politiques (encouragement à l’engagement militant). Mais évidemment, sans rattrapage économique – également lié au retour de la paix, on l’a vu – tous nos interlocuteurs reconnaissent qu’il sera plus difficile de lutter contre les comportements radicaux.
Frontière syrienne
Sur le volet répressif, nos interlocuteurs ont été plus diserts, mais il est juste de préciser que les dernières lois anti-terroristes promulguées ont fait l’objet de critiques de certaines ONG, dénonçant des atteintes à la liberté d’expression ou à la liberté d’association.
Une timide ouverture démocratique :
Bien qu’elle n’ait pas été emportée dans le tourbillon des Printemps arabe grâce à la figure consensuelle du monarque, le Royaume hachémite n’en a pas moins connu d’intenses manifestations en 2011. Ces évènements ont non seulement coûté son poste au Premier ministre de l’époque, mais ont également précipité la promesse du Roi d’engager une réforme constitutionnelle. Cette dernière mêle éléments d’ouverture démocratique (création d’une commission électorale indépendante – dont nous avons rencontré le président – extension du suffrage universel aux élections locales…) et amplification des pouvoirs du Roi, avec notamment la possibilité pour celui-ci de gouverner plus facilement par décrets. Le Sénat, contrairement à la Chambre des Représentants, demeure composé de notables non-élus.
Comme nous avons pu nous en rendre compte dans les locaux de la Commission électoral indépendante, l’élection de 2016 a donné lieu à un scrutin bien organisé d’un point de vue technique, et salué par les observateurs internationaux. Plusieurs phénomènes peuvent cependant être soulignés : la faiblesse de la participation (36% au total, 24% chez les jeunes), l’impuissance des partis politiques (malgré la présence de six groupes à la Chambre, l’essentiel des députés sont des proches du régime) et la représentation des femmes, en progrès mais toujours modeste (malgré des quotas fixés à 15%, 20 des 130 députés sont des femmes). Autre défi : comment prendre en compte la voix des 25% de Jordaniens vivant à l’étranger, compte tenu de l’absence de vote par correspondance, électronique ou consulaire ?
Pour la première fois, à l’été 2017, les membres des conseils locaux (maires et conseillers municipaux ; gouverneurs et conseillers des gouvernorats) seront élus, à l’exception de 15% d’entre eux, nommés par le pouvoir. Le taux de participation, ainsi que la percée possible des Frères musulmans, seront particulièrement scrutés.
Pour l’Union européenne et la France, soutenir nos amis jordaniens
Aller au-delà de l’aide économique d’urgence
Réunis à Londres au début de l’année 2016 à l’occasion d’une grande conférence pour la reconstruction de la Syrie et de la Région, les donateurs internationaux ont promis des milliards de dollars à la Jordanie. Malheureusement, il existe un réel problème de mise en œuvre des dispositifs existants, et une grande partie des sommes promises ne sont pas encore parvenues jusqu’à Amman.
Échange avec M. Imad Fakhoury, Ministre de la Coopération Internationale
En ce qui concerne l’Union européenne, au-delà de la substantielle aide humanitaire déjà versée, les promesses d’assistance budgétaire peinent à être déboursées. Rapporteur du Parlement européen pour le projet d’assistance macro-financière de 200 millions d’euros à destination de la Jordanie, j’étais parvenu à obtenir l’engagement de la part des autres institutions européennes que la Commission proposerait 200 millions d’euros supplémentaires l’année suivante.
Surtout, j’avais appelé les services de la Commission à la plus grande flexibilité, eux qui ont l’habitude d’assortir leurs offres de prêt de conditionnalités délirantes. Notre entretien avec le Ministre jordanien de la Coopération internationale m’a permis de m’apercevoir que je n’avais pas été entendu. La somme promise n’a toujours pas été versée, à cause des exigences farfelues de la Commission… qui demande par exemple, avant le versement de l’aide, à la Jordanie de modifier sa Constitution. Ce blocage, malheureusement prévisible, souligne la nécessité d’aller plus loin que la simple aide d’urgence. Premier signe : nos interlocuteurs jordaniens sont ouverts à l’idée (assez hypothétique à ce stade) d’un allègement de dette.
Approfondir le partenariat politique et commercial
Si les États-Unis sont historiquement très présents et les pays du Golfe paradoxalement absents des dispositifs de soutien, malgré leur proximité géographique, le rôle positif de l’Union européenne a été unanimement salué. L’importance du Parlement européen, la plus allante des trois institutions dans la formulation de solutions favorables à la Jordanie, a également été soulignée.
L’aide humanitaire a déjà été mentionnée ici, tout comme les projets de financement de la prévention de la radicalisation. On pourrait également évoquer la diplomatie culturelle, et notamment la bonne implantation de l’Institut français d’Amman, qui accueille tous les ans un millier d’aspirants francophones.
Mais la clef, pour beaucoup, réside en la capacité de l’Union européenne à nouer un partenariat commercial avec la Jordanie, qui lui permette d’attirer les investissements européens, dans des projets concrets (énergies renouvelables, etc.) qui permette à la fois l’emploi de Jordaniens et de réfugiés syriens. Le « Plan Juncker » d’investissements externe, doté de 144 milliards d’euros, peut y contribuer.
Il existe évidemment des exemples de régions prêtes à tout pour attirer les investissements (par exemple, la zone d’Aqaba), quitte à n’employer qu’une main d’œuvre égyptienne meilleure marché : ce n’est pas l’objectif. En revanche, l’Union européenne s’est lancée dans un projet qui semble plus pertinent : celui d’un assouplissement des règles d’origine (ces exigences de localisation à remplir pour pouvoir exporter un produit) pour les entreprises jordaniennes qui emploient à la fois des Jordaniens et des réfugiés syriens. Si le dispositif est largement perfectible – seule une entreprise est pour l’instant éligible, et la Commission gagnerait à fournir une meilleure assistance technique aux autres – il s’agit d’une bonne base de travail pour l’avenir. Avant d’envisager, éventuellement, quand les Jordaniens seront prêts, d’entamer les négociations d’un accord commercial résolument asymétrique – favorable à la Jordanie – et progressiste.