Nous qui ne sommes ni penseurs, ni écrivains, versons trop souvent dans la facilité qui consiste, pour caractériser une situation, à emprunter à d’autres des mots intelligents. Michel Foucault, qui n’était pourtant pas dépourvu de génie, l’avouait avec une lucide tristesse : « Mon insuffisance m’a voué au lyrisme frugal de la citation. »
Pillés pour l’éternité. Malheureux, les grands auteurs à la plume acérée et à l’esprit clair comme l’eau pure ! Pourvu qu’ils soient dotés du sens de la formule et capables de ramasser en quelques traits une pensée puissante, ils sont condamnés à être pillés pour l’éternité. C’est la rançon du génie, et c’est parfois injuste : certains ne restent dans la mémoire collective qu’à la faveur de phrases superbes, mais sorties de leur contexte, en tout cas de leur écrin.
Parmi les augustes créateurs, il y en a un qui est maudit. Pauvre comte de Lampedusa ! Cet aristocrate taiseux, qui vint à la littérature sur le tard, nous a laissé un délicieux Voyage en Europe épistolaire, une poignée de nouvelles, quelques essais littéraires (dont un très beau sur Shakespeare) et, bien sûr, un roman inoubliable, Le Guépard. Pour son malheur, on en retient surtout l’adaptation cinématographique par Visconti (avec un casting éblouissant), et surtout, on lui sait gré d’avoir légué au monde une sentence immortelle qui sonne, dans sa beauté paradoxale, comme une maxime antique : « Pour que tout reste comme avant, il faut que rien ne change ».
Tout change pour que rien ne change, avons-nous tous retenu. L’idée n’est pas très originale, mais donne vie à une expérience universelle : tout changement, aussi spectaculaire soit-il, abrite, tapie, une permanence qui ruse.
La vie politique, depuis des temps immémoriaux, fourmille d’exemples de réformateurs autoproclamés qui, prétendant raser gratis, se contentent de changer l’accessoire afin que perdure l’essentiel. Le système (généralement de domination) se perpétue, bien qu’il donne l’impression de se transformer en profondeur.
De prime abord, le « macronisme » s’apparente à un tel phénomène. Je ne mésestime pas l’enthousiasme que le nouveau Président suscite, ni l’espoir qu’il fait naître dans une certaine catégorie de population. Mais plus que son projet (difficile d’en dessiner précisément les contours tant, à l’issue d’un discours d’Emmanuel Macron, on se demande ce que tous ces mots mis bout à bout veulent bien signifier), plus que son énergie (qui rappelle celle, inépuisable, de Sarkozy), c’est surtout son jeune âge et le caractère foudroyant de sa réussite qui laisse pantois une bonne partie des commentateurs énamourés.
Un des récents dessins de Kak dans ses colonnes illustre cette fascination pour le guerrier culotté et pressé : Macron en superhéros (James Bond ou Attila, au choix) qui s’époussette flegmatiquement la veste pendant que les cadavres de ses adversaires politiques aguerris jonchent le sol. Il y a quelque chose de jouissif dans ce chamboule tout qui ne chamboule pas grand-chose, à l’exception des hommes et des femmes de pouvoir dont il a contrarié le destin.
Macron ne fait pas de promesses, il est, en soi, une promesse. Il n’a pas même besoin de délivrer un diagnostic : il suffit, contre l’air du temps, de proclamer le retour de l’ère de l’optimisme
Zappeurs compulsifs. En « brûlant les étapes », en déjouant les pronostics, Macron fascine les esprits épris de « vitesse », façonnés par la nouvelle culture, ce monde des zappeurs compulsifs qui s’ennuient trop vite et des amateurs de séries à rebondissements. En cela, son élection répond à un besoin élémentaire, celui de raconter (et d’écouter) des histoires, tout en s’inscrivant dans la modernité de cette « société de l’accélération » que le philosophe Hartmut Rosa a magistralement décryptée, et qui recèle en son sein d’inquiétantes pathologies.
Mais si cet enthousiasme (particulièrement vif, il faut le noter, chez les personnes âgées de la classe dominante) fait plaisir à observer, il n’a pas grand-chose à voir avec le fond. D’ailleurs Macron a eu l’intelligence d’en prendre conscience très tôt. Il ne fait pas de promesses, il est, en soi, une promesse. Il n’a pas même besoin de délivrer un diagnostic : il suffit, contre l’air du temps, de proclamer le retour de l’ère de l’optimisme. Et, parce qu’il est jeune (normal que cela devienne une vertu dans une société qui ne l’est plus guère, et conforme à l’idée que se font du marché du travail ses zélateurs, où l’on est senior à partir de 50 ans), son engagement à « faire turbuler le système » paraît crédible, puisqu’on associe (bêtement) usure des artères et conservatisme.
Or, à l’exception de rares propositions relatives à la « modernisation de la vie politique », force est de reconnaître que les innovations promises par le nouveau chef de l’Etat sont rares. La mesure la plus ébouriffante consisterait à… « baisser les charges », c’est dire ! On a fait mieux comme révolution.
Alors, bien sûr, il y a cette attention prêtée à la forme, cette volonté affichée de « faire de la politique autrement », dont le mouvement En Marche, créé ex nihilo et selon des modalités originales, était censé être la vitrine.
Il n’est que le premier Président français de l’époque turbo capitaliste. Le leader d’En Marche ! mais une marche sans but, puisque ce qui compte, c’est le mouvement
Vieille tambouille. Mais les derniers jours ont permis de relativiser l’ampleur des mutations à venir dans ce domaine. Les couacs et les manœuvres relatifs aux investitures législatives indiquent que la « vieille tambouille » tant décriée a de beaux jours devant elle. Quant au recours à la société civile, qui fait couler tant d’encre depuis tant d’années, on peut constater, à bien regarder les candidatures qui en sont prétendument issues, qu’elle est souvent le cache-sexe à de commodes recyclages ou à la mise en avant de catégories socio-professionnelles déjà surreprésentées à l’assemblée.
Bref, Macron, pour l’instant, se contente d’incarner, avec efficacité, ce « changement sans le risque » fantasmé par Valéry Giscard d’Estaing.
Nous ne sommes pas pour autant à l’abri d’une surprise. Peut-être que son européisme affiché lui permettra-t-il d’obtenir d’heureuses concessions de la part des Allemands ? Peut-être que sa formation libérale-colbertiste, qui fera déchanter ceux qui rêvent d’un pouvoir bienveillant et horizontal, aura au moins le mérite d’inspirer des positions courageuses pour défendre certains pans de l’économie française ? On a de gros doutes, mais il n’est pas interdit d’espérer.
Pour l’instant, il n’est que le premier Président français de l’époque turbo capitaliste. Le leader d’En Marche ! mais une marche sans but, puisque ce qui compte, c’est le mouvement. Le mouvement perpétuel, ou la révolution permanente, au sens astronomique du terme. N’est-ce pas la meilleure garantie de faire du surplace ?