« Cette mise au ban des partis, assumée ou suggérée, marque-t-elle pour autant un retour à l’esprit originel de la République gaullienne ? Rien n’est moins sûr. »
En temps de crise, en France, le fond de l’air est souvent bonapartiste. Si l’on veut plaisanter dans cette période somme toute assez peu réjouissante, on peut, plutôt que de convoquer le souvenir des funestes « années trente » ou du moment boulangiste de la fin du XIXe siècle, se référer à l’atmosphère émolliente du Directoire, dont les échecs ouvrirent une voie impériale à un jeune corse impétueux et irrésistible.
Mais comme il est désormais malséant de se revendiquer du vainqueur d’Austerlitz, c’est un autre militaire, héraut moderne de cette droite qu’on dit parfois bonapartiste et fondateur de la Ve République, qui est appelé à la rescousse.
François Fillon avait abondamment cité de Gaulle pendant la primaire de la droite, mais s’autocensure depuis son fameux « imagine-t-on le général mis en examen ? », qui ne lui a pas porté chance. Dupont-Aignan s’en veut l’héritier naturel, mais enrage que personne ne s’en rende compte encore. Emmanuel Macron le paraphrase à longueur d’interviews, au point que son équipe de campagne, sur les réseaux sociaux, diffuse largement une célèbre conférence de presse accompagnée d’une sympathique inversion de patronyme : Emmanuel de Gaulle, Charles Macron, il fallait oser !
Jean-Luc Mélenchon lui-même, pourtant plus proche du contempteur du « coup d’Etat permanent » que de son auguste adversaire, se laisse aller à clore un meeting par une sentence gaullienne en diable : « Le caractère est la vertu des temps difficiles. » Il faut dire que la prose du retraité de Colombey, vestige du grand style à la française, riche en amples périodes et en rythmes ternaires à la Chateaubriand, se prête plus à l’épopée politique que les bouillies sucrées des speechwriters et autres spécialistes des EDL (éléments de langage) sur fiches cartonnées. En matière de rhétorique électorale, on a rarement fait mieux.
Culte de l’homme providentiel. Alors tous gaullistes, les candidats ? Evidemment non. On notera d’ailleurs la singularité et la cohérence d’un Benoît Hamon qui, dans une campagne difficile, prend le contre-pied de la plupart de ses concurrents en refusant de sacrifier au culte de l’homme providentiel, tout pétri qu’il est, en rocardien d’origine, de culture mendésiste.
Reste que la période est paradoxale. Au moment où chacun s’accorde pour décrire des institutions essoufflées, où chacun perçoit les limites de la personnalisation du pouvoir, où le mythe du sauveur suprême ne fait plus frémir dans les chaumières, où l’on fait des gorges chaudes de l’aspiration à la participation et à l’horizontalité, la fable malracienne de la « rencontre d’un homme et du peuple » fonctionne toujours à plein régime, si j’ose dire. Et ce bien plus que lors de la précédente confrontation. Celle de 2012 était somme toute d’un classicisme achevé. Un combat traditionnel entre les deux principaux partis de gouvernement représentés par leurs champions respectifs, le président sortant contre son challenger de l’opposition, appuyés tous deux par de puissantes organisations et de substantiels réseaux d’élus.
Tutelle partisane. Or donc, au moment où la Ve est réputée vacillante, c’est pourtant un des points forts du fameux discours de Bayeux qui est remis à l’honneur : l’élection présidentielle doit permettre de mettre à distance les partis, ou les « fractions » dans le jargon gaulliste, prétendument responsables de la désaffection citoyenne envers la chose publique. Le chef de l’Etat doit être capable de s’émanciper de la tutelle partisane, toute en obligations et en pesanteurs. Voulue ou subie, cette émancipation par rapport aux appareils politiques est un des éléments importants de la campagne.
Je passe sur le cas Fillon qui, si tout s’était passé comme prévu, aurait dû bénéficier à plein de la machine « Les Républicains ». Ses turpitudes l’ont coupé d’une bonne partie de sa base. Pour le reste, les principaux candidats sont tous concernés, à l’exception peut-être de Marine Le Pen, qui s’appuie certes sur un parti et des élus, mais dont la culture politique est tellement liée au culte du chef (qui va ici jusqu’à la transmission héréditaire du leadership), que l’organisation n’existe que par et pour la dynastie vouée à concourir.
Prenons l’exemple d’Emmanuel Macron : inconnu il y a deux ans, l’ancien ministre de François Hollande crée un regroupement ex nihilo, ouvertement transpartisan et géométriquement complexe : horizontal en façade (programme élaboré de façon participative, candidats qui postulent par Internet, adhésion en un clic…) et en même temps vertical comme jamais : baptiser un mouvement à partir des initiales de son fondateur, c’est du jamais vu. Quant au choix des candidats(e)s aux législatives, son entourage rappelle à qui veut l’entendre que c’est le chef en personne qui les choisira in fine. Cette personnalisation à outrance, fondée sur une légitimité charismatique (au sens de Weber) et surfant sur l’aspiration au renouveau, laisse peu de place au collectif organisé.
Jean-Luc Mélenchon a peu de points communs avec le candidat d’En Marche !. Mais lui aussi a élaboré une stratégie a-partisane. Par nécessité bien sûr : le PCF est réticent et le « parti de gauche » bien trop faible. Mais aussi par conviction : Mélenchon est persuadé que seul un rapport direct entre le candidat et le peuple, sans filtre, sans intermédiaire, est susceptible de produire de l’adhésion en ces temps incertains.
Benoît Hamon, enfin, même s’il ne renie en rien son appartenance au Parti socialiste, doit son succès à la primaire au décalage qu’il a su instaurer par rapport à sa famille d’origine. Parce qu’il voulait échapper au débat piégeux sur le bilan du quinquennat Hollande, mais aussi parce qu’il a la certitude qu’on ne sortira de la langueur démocratique qu’en associant davantage la société civile.
Cette mise au ban des partis, assumée ou suggérée, marque-t-elle pour autant un retour à l’esprit originel de la République gaullienne ? Rien n’est moins sûr.
D’autant que nous n’en sommes pas à un paradoxe près : Mélenchon utilise toutes les ressources de la Ve… pour mieux prétendre en finir avec elle, puisqu’il met la « Constituante » (processus qui renvoie à la fois aux exemples historiques de la Révolution et de 1946, et qui aboutirait donc logiquement à ouvrir une nouvelle ère institutionnelle) au cœur de son projet.
Le favori des sondages, quant à lui, peine à résoudre une contradiction politique évidente : il y a la réalité de la présidentielle (« Nous ne sommes pas dans un régime parlementaire », explique-t-il dans un journal du soir) et l’incertitude législative. Ne bénéficiant d’aucun ancrage historique ou territorial, son mouvement, même en cas, hypothétique, de victoire en mai, est loin d’être assuré d’avoir la majorité parlementaire en juin. Dès lors, l’élu, pour gouverner, devrait se résoudre à rechercher de savantes combinazioni qu’il prétend aujourd’hui exclure. Le Tout-Paris bruisse d’ailleurs d’un accord Valls/Bayrou en vue de constituer une éventuelle « Troisième Force », comme au bon vieux temps de la IVe finissante.
Des stratégies gaullistes pour mieux tuer la Ve ? Voilà qui ne manque pas de piquant.