« Les rebondissements, les surprises, sans même exclure un imprévisible grain de folie, peuvent rendre la vie démocratique plus désirable. Mais il ne s’agit pas de cela. Plombée par les affaires et les révélations scabreuses, la campagne prend un tour délétère que rien ne semble pouvoir arrêter »
Parfois, on voudrait partir et se perdre dans l’écheveau de ces « chemins noirs » dont parle Sylvain Tesson dans son dernier livre, qui sont autant de veinules irriguant notre beau pays, et où l’on ne croise que renards, couleuvres, salamandres dans les souches et sauterelles dans les herbes folles. Il est des semaines politiques qui vous donnent envie de prendre le large.
Car une chose est de constater que la présidentielle se pare de couleurs inédites. Après tout, les rebondissements, les surprises, sans même exclure un imprévisible grain de folie, peuvent rendre la vie démocratique plus désirable. Mais il ne s’agit pas de cela. Plombée par les affaires et les révélations scabreuses, la campagne prend un tour délétère que rien ne semble pouvoir arrêter.
Au point que, pour continuer, il faudrait, comme le rapportait le plus grand moraliste français du XVIIIe siècle (Chamfort), « avaler un crapaud tous les matins, pour ne trouver plus rien de dégoûtant le reste de la journée ».
Or ce qui est dégoûtant, c’est qu’en dépit des efforts louables de certains candidats et de certains médias pour rendre un peu de dignité à une campagne qui en manque singulièrement, d’autres, parfois involontairement, remettent deux euros dans la machine à désespérer. Laissant les citoyens interloqués souvent, médusés parfois.
Risible complotisme. Médusé, comment ne pas l’être par exemple devant ce spectacle navrant d’une confrontation organisée par une chaîne de service public à une heure de grande écoute. D’un côté un candidat de droite aux abois, définitivement passé de l’autre côté de l’honneur, glissant sur la pente d’un risible complotisme, la tête farcie de mensonges et d’excuses jusqu’au vertige. De l’autre la grande prêtresse de l’autofiction, figure de proue du nouveau roman de gare et professionnelle de la controverse, qu’on invite comme porte-parole de la majorité silencieuse, le tout (défense de rire) « au nom de la littérature et de la vérité ». L’altercation avait vocation à entrer dans les annales : « Un moment de télévision », comme on dit. Elle restera. Non comme un morceau de bravoure, mais plutôt comme un monument de honte.
Ce n’est pas tout. Au hasard d’un zapping vespéral, je tombe sur une scène qui, si elle a fait moins de bruit que la précédente, n’en a pas fait moins de mal. C’est un débat comme il y en a des centaines chaque semaine sur les chaînes infos. Des invités, au chevet de l’école, sont invités à débattre de ce serpent de mer qu’est « la baisse du niveau », notamment orthographique, des écoliers français.
Dans ce domaine, l’animateur, Pascal Praud a des idées bien arrêtées, c’est son droit le plus strict. Un de ses interlocuteurs, le député socialiste Patrick Bloche, se veut plus nuancé, c’est son droit aussi. C’est d’ailleurs le principe même d’un débat contradictoire. Mais voilà que tout d’un coup la conversation s’emballe. Parce que le parlementaire chevronné a contesté son point de vue, Monsieur Praud n’est pas content. Et le spécialiste de foot d’agonir d’injures l’élu : « Mais dans quel monde vivez-vous ? Sortez un peu de l’Assemblée nom de Dieu ! Allez dans une classe ! Vous êtes dans le déni de réalité ».
La suite est à l’avenant. Dans cette séquence inouïe, vrai combo d’antiparlementarisme décomplexé, Praud ne fait l’impasse sur aucun poncif du genre. La force de l’invective laisse Monsieur Bloche, qu’on sait courtois jusqu’à l’onctuosité, habitué à respecter ses interlocuteurs et à en être respecté, totalement sidéré. Il n’a finalement pas d’autre choix que de quitter le plateau après une énième charge du vociférateur, laissant le téléspectateur abasourdi et triste finalement, à la recherche d’une explication rationnelle : s’agissait-il d’un pétage de plombs en bonne et due forme ? Ou plus simplement de cynisme pur : rien de tel, pour « faire le buzz », que de se payer un parlementaire trop poli pour riposter avec les mêmes armes.
Jeux du cirque. J’ai lu quelque part que cet épisode témoignait du triomphe de la « pensée de bistrot ». Mais on n’a pas attendu le recueil des « Brèves de comptoir* » pour savoir qu’il existe dans les conversations des piliers de bar plus de bon sens, de poésie et de saillies drolatiques qu’il n’y en aura jamais dans ces jeux du cirque.
Épisodes insignifiants, me direz-vous. Je crois au contraire qu’ils en disent long sur cette campagne d’un genre nouveau, entre hystérie collective, collapsus généralisé et trumpisation, fureur et déraison sur fond de boules puantes, mauvais coups, trahisons. Avec comme principale conséquence la quasi-disparition du débat d’idées… alors même que la plupart des candidats n’en manquent pas.
Car c’est le paradoxe de cette élection, dont les sondages ne sauraient rendre compte : rarement la diversité idéologique et l’inventivité programmatique auront été aussi riches. C’est une chance pour les Français et une aubaine pour la France, qui n’est jamais aussi grande que lorsqu’elle se décide à défricher l’avenir.
Il reste donc un mois pour passer, enfin, à autre chose. J’entends les sceptiques qui disent que c’est fichu d’avance, et qu’il faut se résoudre à se frayer un chemin dans le cloaque. J’ai décidé d’être optimiste. D’autant que c’est l’avènement du printemps, cette saison bénie où, comme le rappelle un immense chanteur québécois, et poète de surcroît (Félix Leclerc), « même les crapauds chantent la liberté ».
On peut donc repartir au combat. Les chemins noirs attendront.
*: de Jean-Marie Gourio, chez Robert Laffont.