Le Salon de l’agriculture joue-t-il un rôle particulier dans le destin de la Ve République ? Aussi hasardeuse qu’elle puisse paraître, la question mérite pourtant d’être posée : il se passe toujours quelque chose de politiquement important, voire décisif, dans la plus populaire des expositions professionnelles françaises.
En apprenant que François Fillon renonçait à arpenter les travées du Salon dès le petit matin, l’équipe de campagne et les journalistes, déjà sur place, ont compris qu’il se passait là quelque chose de terriblement anormal. Et même si, finalement, Fillon se fit violence pour passer quelques heures porte de Versailles, on ne retiendra de sa visite que l’image pathétique d’un candidat inaccessible aux exposants, fuyant, au pas de course, entre hourras et huées, un sort qu’on devinait tragique.
Pour tous les candidats à la magistrature suprême, mais aussi pour les présidents en exercice, le Salon de l’agriculture est une épreuve incontournable dont on ne ressort pas indemne. On y mesure sa popularité, on y construit un personnage, mais on peut aussi y laisser… des plumes.
François Mitterrand ne s’y aventurait jamais. Jacques Chirac au contraire, recordman toutes catégories (on dit que dans toute sa vie politique, il ne rata l’événement qu’une seule fois), y était comme chez lui. C’est là qu’il forgea son image d’homme politique débonnaire et bon vivant, avalant saucissons et pâtés de tête avec une déconcertante voracité, engloutissant des litres de mixtures diverses, épuisant suiveurs et interlocuteurs, serrant des milliers de mains, claquant des centaines de bises, frais comme un gardon au sortir d’une visite commencée dès potron-minet et terminée après le crépuscule, alternant flatteries et cajoleries, ayant pour chacun la petite phrase qui va bien : « Ce ne sont pas des bovins, ce sont des chefs-d’œuvre » !
Jacques Chirac avait placé la barre trop haut, et ses successeurs avaient conscience qu’ils ne lui arriveraient jamais à la cheville. Mais chacun avait ruminé la leçon : c’est au Salon qu’on gagne ses galons de « bête politique »
Pomme du Limousin. C’est là, en 1994, qu’il devait définitivement défaire Edouard Balladur, surjouant la différence avec celui qui ne savait pas plus y faire au milieu des chèvres que dans le métro, au terme d’une campagne placée sous le signe de la pomme du Limousin, « la meilleure du monde ». Jacques Chirac avait placé la barre trop haut, et ses successeurs avaient conscience qu’ils ne lui arriveraient jamais à la cheville. Mais chacun avait ruminé la leçon : c’est au Salon qu’on gagne ses galons de « bête politique ».
Lors de l’édition de 2008, Nicolas Sarkozy écorna durablement son image à la faveur d’un sonore « Casse-toi pauv’ con » adressé à un visiteur passablement agressif : le Président se révélait ainsi incapable de tenir ses nerfs, esclave de ses affects, versant trop facilement dans une vulgarité qui ne sied pas à un chef de l’Etat.
A l’inverse, les douze heures de visite du candidat François Hollande, à moins de deux mois de l’échéance, firent forte impression sur les journalistes qui y virent une preuve de sa ténacité, de son endurance, de son sens de l’écoute, autant de vertus cardinales pour un aspirant Président. Mais une fois élu, il succomba lui aussi au péché d’orgueil. Ainsi, un an plus tard, toujours au Salon, sa remarque badine à un enfant qui confiait n’avoir jamais aperçu Nicolas Sarkozy (« Hé bien tu ne le verras plus ») fut perçue comme une marque de désinvolture et de mépris, là aussi fort peu compatible avec la fonction.
Bref, le Salon de l’agriculture est un parcours initiatique sans cesse recommencé : l’humilité y est de mise, au risque de l’humiliation. Dans cet épuisant marathon où il s’agit de se frayer un chemin parmi perches et caméras, il faut manger et boire en restant sobre, ne jamais se départir de son self-control, prévenir les rencontres importunes, et ne rien montrer de son agacement face aux inévitables altercations, jets de projectile (un œuf sur la tête cette année pour Macron) et autres échauffourées.
Il faudrait un Roland Barthes pour décrypter cette « mythologie » française. Le Salon est bien plus qu’un gigantesque comice agricole. Il tient à la fois de la fête populaire (il est d’ailleurs un des derniers événements interclassistes), du rituel républicain (où l’estomac est la mesure de l’ambition et de la volonté), de l’exaltation d’un patrimoine unique (celui de l’incomparable diversité française, celle des régions et des savoir-faire), de la vitrine d’un agro-business innovant et exportateur.
Y coexistent l’image d’Epinal (les agneaux caressés, les croupes bovines flattées, les bons produits du terroir, la France des 380 fromages) et la réalité plus sombre (l’invasion des produits chimiques, la souffrance au travail, les suicides des agriculteurs livrés à la concurrence mondiale)
Les plus pessimistes verront dans l’engouement jamais démenti qu’il suscite la résistance toute française devant la fin du monde paysan que la littérature aborde de façon élégiaque ou naturaliste, et que la télé, par l’entremise d’une sympathique papesse postmoderne, n’envisage que sous l’angle sentimental et un rien folklorique (« l’amour est dans le pré ! »)
Contradictions. Mais, à y regarder de plus près, le Salon de l’agriculture révèle surtout les contradictions d’une France ultra-urbaine hantée par la fièvre de l’authentique, dont la « campagne » (une majorité des familles hexagonales en sont issues) reste l’indépassable parangon. Y coexistent l’image d’Epinal (les agneaux caressés, les croupes bovines flattées, les bons produits du terroir, la France des 380 fromages) et la réalité plus sombre (l’invasion des produits chimiques, la souffrance au travail, les suicides des agriculteurs livrés à la concurrence mondiale).
La vérité, c’est que la question agricole concentre à elle seule une bonne partie des problèmes contemporains, des plus fondamentalement quotidiens (la qualité de la nourriture) aux plus vertigineux (les manipulations génétiques), embrassant enjeux sociaux, identitaires, économiques, commerciaux, européens et bien sûr environnementaux.
Le Salon est terminé, et les propositions des candidats, parfois audacieuses, se sont perdues dans le grand fracas d’une semaine folle. Il n’est pourtant pas trop tard pour les remettre à l’ordre du jour.