« S’il faut dénoncer tout ce qui invite au repli, à l’exclusion, à l’égoïsme, voire au nationalisme et à la xénophobie, il ne faut pas négliger les tendances lourdes qu’elles révèlent : le besoin de protection, la soif de souveraineté, l’attachement à l’Etat-nation. »
Il en est des nations comme des individus : elles n’échappent pas à l’angoisse de la décrépitude et au vertige du temps qui passe. Au fond, toutes les élections importantes dans les grandes démocraties occidentales depuis quelques années ne sont jamais qu’une variation autour d’un même thème : quelle réponse apporter au déclin, que celui-ci soit économique, diplomatique, militaire ou culturel, fantasmé ou réel ?
La campagne de Donald Trump, d’une certaine manière, constitue le paroxysme de ce moment. Derrière le slogan « Make America great again », il y a la volonté de revenir à un ordre géopolitique ancien et une évidente nostalgie de la puissance : en ce sens, le projet poutinien, promesse d’une restauration, d’une remise en ordre, d’un retour de la prépotence qui seule suscite le respect, en est l’exact miroir.
Mais Il y a aussi une préoccupation économique, qui vise à limiter les effets d’un processus dont pourtant les États-Unis ont été les initiateurs et les inlassables propagandistes, je veux parler de la mondialisation libérale et du libre-échange généralisé.
S’il faut dénoncer tout ce qui dans ces projets invite au repli, à l’exclusion, à l’égoïsme, voire au nationalisme et à la xénophobie, il ne faut pas négliger les tendances lourdes qu’elles révèlent : le besoin de protection, la soif de souveraineté, l’attachement à l’Etat-nation.
Or sous prétexte qu’elles sont parfois portées par des gens infréquentables, on en vient à refuser de séparer le bon grain de l’ivraie. La tendance naturelle à laquelle nous succombons souvent (et je confesse y succomber moi-même parfois), c’est de mettre tout le monde dans le même sac et de condamner d’un seul tenant tous ceux qui, peu ou prou, aspirent à conserver ou à restaurer. Nous interdisant par là même de comprendre ce qu’il peut y avoir de séduisant dans cette offre politique.
Déclinisme. D’autant que le déclinisme n’est pas l’apanage des seuls passéistes et conservateurs. Il existe aussi sous sa forme chic et mainstream. Sous couvert d’appel à la lucidité, il vise à convaincre nos compatriotes de l’inanité de tout sursaut national dont le ressort principal serait la croyance en notre rôle singulier. La France, remisée au rang de puissance moyenne, trop faible pour faire face à d’irrépressibles transformations, n’aurait pas les moyens de ses ambitions et devrait se résoudre à une forme de normalisation.
On connaît par cœur cette rhétorique de « l’adaptation nécessaire » et sa paradoxale litanie des « exemples étrangers ». Le modèle allemand, le modèle britannique, le modèle scandinave : pour réussir il faudrait absolument être autre chose que soi-même.
Les citoyens ont appris à se méfier des chantres du progrès dont les lendemains chantants sont faits de « réformes structurelles ». Les travaux solides d’un Michéa ont démontré depuis longtemps que ce « progrès » débarrassé de son épithète sociale tend plus à accompagner l’avènement de l’individualisme et la destruction programmée des solidarités qu’à améliorer la vie quotidienne des classes laborieuses. Et que, sous prétexte de regretter les pesanteurs et les archaïsmes du vieux monde, on se contente de promouvoir le neuf pour discréditer les protections anciennes chèrement conquises.
Il est cependant assez rare que ces démonstrations quittent le domaine économique et social pour s’aventurer dans l’ordre du symbolique. C’est pourtant ce qu’a fait récemment Emmanuel Macron. En déclarant, mine de rien, qu’il « n’y avait pas de culture française » mais « des cultures en France », en réitérant, une semaine après, à Londres, en précisant qu’il n’y avait pas non plus « d’art français », le candidat d’En marche ! ne peut pas ignorer ce qu’il fait.
De deux choses l’une. Soit, en bon apôtre de la mondialisation heureuse, l’ancien ministre de l’Economie considère que dans ce grand mouvement de mise en équivalence de tout, le relativisme marchand n’exclut pas le champ culturel. Il y a des cultures en France comme il y a des produits au magasin. A chacun de choisir parmi les rayons, et les étalages.
Soit il a voulu dire « il n’y a pas d’art national chimiquement pur », et alors c’est une banalité affligeante, puisque n’importe quel grand pays, à commencer par la France, est constituée de gens d’origines diverses et que la culture d’une nation, sauf à vivre en autarcie, se nourrit forcément de celle des autres.
Pour le défendre, ses amis arguent de la nationalité italienne de Lully, et Macron de rappeler que Chagall est né russe et Picasso espagnol. Et alors ? C’est le cas de nombreux compatriotes qui épousent le destin de la République depuis des siècles.
Culture française. Y a-t-il hommage plus éclatant à la culture française que celui de l’écrivain qui choisit de s’arracher à sa langue natale pour écrire dans la nôtre, du peintre qui s’installe à Paris ou en Provence parce qu’il pressent que c’est là que son talent va s’épanouir ?
Au pays de l’exception culturelle, il y a bien ce « noyau dur de francité » dont parlait Francis Ponge dans « pour un Malherbe », et qui sera enrichi au fil des siècles. Pourquoi le nier ?
Au passage, personne ne contesterait qu’il existe bien une « culture allemande » ou une « culture anglaise ».
Dans un livre d’art récemment publié, écrit avec les historiens Pascal Ory et Michel Pastoureau (Les Couleurs de la France, édition Hoebeke), Jérôme Serri rappelle cette anecdote étonnante. A un journaliste français qui, surpris de trouver chez lui, bien en évidence, la bannière étoilée, demanda au grand écrivain Philipp Roth s’il était membre du parti républicain, celui-ci lui répondit : « Vous les Français, vous avez vraiment un problème avec votre drapeau ! »
Or précisément, il faut rappeler cette double nature de notre emblème national : à la fois symbole d’une grande révolution politique mais aussi étendard d’une révolution esthétique. A la fin du XIXe siècle, c’est le drapeau tricolore que de grands innovateurs (Manet, Monet, Renoir et tant d’autres), soucieux des pures couleurs et des impressions qu’elles produisent, choisissent de représenter, permettant ainsi « l’heureuse rencontre entre le généreux pavoisement de la IIIe République et les peintures en rupture avec l’art officiel ».
En ces temps de campagne présidentielle, s’il est indispensable de parler aux Français, il est bon, aussi, de parler de la France. De ses handicaps, bien sûr, mais surtout de se formidables atouts. De cette singularité enfin, que plutôt que de nier il faut savoir et vouloir… cultiver.