Les « professionnels de la profession » le savent : un rapport au Parlement européen soulève rarement l’enthousiasme populaire et son audience, sauf exception, reste cantonné aux cercles bruxellois. Il faut beaucoup de chance, ou beaucoup de talent, pour passer le mur de l’indifférence médiatique.
Si le texte de Madame Mady Delvaux, eurodéputée luxembourgeoise, a eu quelque écho dans notre beau pays, c’est qu’on y trouve (cinq lignes à peine sur près de 70 pages, annexes comprises) une référence à deux propositions du vainqueur surprise de la primaire socialiste, le « revenu universel » et la « taxe sur les robots ».
Ladite « taxe » a suscité moins de commentaires que le revenu de base, mais elle a quand même fait couler beaucoup d’encre. Les économistes les moins amènes reprochent au candidat de postuler que l’automatisation généralisée entraîne inéluctablement la raréfaction du travail. Pour eux, au contraire, toute l’histoire industrielle corroborerait plutôt la théorie de la « déstructuration créatrice » de Schumpeter, selon laquelle les métiers sont en perpétuelle évolution : les innovations (ici la robotique et le numérique) ne font pas disparaître le travail, elles contribuent simplement à en modifier la nature. Pour d’autres, mieux disposés, c’est l’occasion de remettre au goût du jour une ancienne marotte du Parti socialiste, celle d’asseoir les cotisations sociales sur la valeur ajoutée plutôt que sur le seul travail humain.
De même que certains articles d’astrophysique versent parfois dans le poème contemplatif et incitent à une puissance rêverie, il arrive que des rapports d’initiative parlementaire vous procurent une satisfaction intellectuelle profonde, voire une forme de joie
Par paresse et par manque de temps, je ne m’étais pas penché sur les travaux de Madame Delvaux, et en étais resté à la présentation sensationnaliste qu’en avaient fait certains commentateurs. Exclusif : le rapport qui a inspiré Benoît Hamon !
Paragraphes alambiqués. Mais sur les recommandations expresses d’une excellente collègue Radicale de gauche, je m’y suis aventuré. Avec réticence, car je ne goûte guère le style aride des résolutions législatives, avec leur cascade de « considérant » et leurs paragraphes alambiqués.
Or, de même que certains articles d’astrophysique versent parfois dans le poème contemplatif et incitent à une puissance rêverie, il arrive que des rapports d’initiative parlementaire vous procurent une satisfaction intellectuelle profonde, voire une forme de joie.
Car sous prétexte de s’interroger sur les règles de « droit civil de la robotique », Mady Delvaux explore les méandres d’un futur proche qui, s’il n’est pas toujours désirable, est forcément inspirant.
Nous n’ignorons pas grand-chose de la nouvelle révolution industrielle qui vient : l’ère des robots, des algorithmes intelligents, des androïdes, de l’intelligence artificielle, nous y sommes déjà. Nous savons intuitivement qu’elle aura des conséquences importantes sur notre vie quotidienne, qu’elle accompagnera d’immenses avancées médicales, qu’elle modifiera profondément notre façon de produire et de travailler. Nous savons aussi qu’elle aura des incidences sur l’emploi, qu’elle peut constituer une menace sur la cohésion sociale, qu’elle risque d’accentuer les inégalités.
Mais là où le texte de Madame Delvaux va plus loin, c’est quand il envisage les effets juridiques et éthiques d’une telle révolution : responsabilité du robot, immatriculation généralisée, protection des données personnelles, etc. Dans un monde où il est désormais admis que « l’intelligence artificielle peut dépasser l’intelligence humaine » et où se développent des machines autonomes dotées de la capacité d’apprendre et de prendre des décisions de manière indépendante, ces questions vont se poser rapidement.
Dès les premières lignes, l’eurodéputée place ses travaux sous le haut patronage de Frankenstein, Pygmalion et le Golem de Prague
Réalité anticipée. Le paradoxe, c’est que bien que ce texte défriche des contrées politiques inconnues, tout ou presque nous est familier. Des décennies de romans, de films, de séries, nous y ont finalement préparés. J’évoque souvent dans ces colonnes une forme de « fictionnalisation » de la vie sociale. Mais dans le cas présent, la fiction ne s’est pas contentée d’anticiper la réalité. Il semble qu’elle l’ait, en partie, façonnée. Le rapport de l’eurodéputée luxembourgeoise ne dit pas autre chose quand, dès les premières lignes, elle place ses travaux sous le haut patronage de Frankenstein, Pygmalion et le Golem de Prague. Les principes généraux mentionnés au début s’inspirent explicitement des « lois d’Asimov », du nom du célèbre auteur de science-fiction. Et certaines situations extrêmes décrites dans le document ne sont pas sans nous rappeler de grandes et terrifiantes fresques, qu’il s’agisse de Terminator ou de 2001, l’Odyssée de l’espace.
Quand enfin, au hasard d’un paragraphe, nous sommes invités, en tant que législateurs, à envisager les « éventuelles conséquences physiques ou émotionnelles graves, pour l’utilisateur humain, d’un lien émotionnel » avec le robot, nous sourions certes, mais notre cerveau est immédiatement assailli de réminiscences filmiques qui aident à la compréhension. Mercredi, je voterai en séance à Strasbourg en pensant aussi aux « replicants » de Blade Runner.
On reproche souvent aux hommes et femmes politiques d’être dépourvus une vision de l’avenir, accaparés qu’ils sont par les urgences du présent. Raison de plus pour saluer celles et ceux qui, tout en tâtonnements et en conjectures, ne s’interdisent pas de réfléchir aux nouvelles frontières de l’humanité, dont ils contribuent à dessiner les contours incertains.