En France, comme dans toutes les grandes et antiques nations, on a le goût des hommages et des commémorations.
Chaque année, j’aime à feuilleter le beau catalogue élaboré par les Archives nationales, publié à la Documentation française, qui énumère toutes les grandes dates de l’histoire hexagonale. Dans cette longue liste hétéroclite, on retrouve les événements fondateurs, les dates anniversaires (mort, naissance) des grands hommes (peu de femmes hélas), les inventions, les textes essentiels, quelques batailles (mais, même victorieuses, elles ne sont plus très à la mode) qu’il nous est loisible de célébrer : il y a presque autant d’occasions que de saints dans le calendrier chrétien. C’est normal : nous avons peu de religion, hormis la religion du passé. Qu’on me pardonne ce mauvais jeu de mots : les Français versent davantage dans la passion de la commémoration que dans la commémoration de la Passion.
A cela, il y a une première raison toute simple : le goût de l’histoire. La nôtre est longue et riche, parfois glorieuse, parfois honteuse. Et, quelles que soient nos origines ou nos préférences politiques, nous sommes encore nombreux, pour reprendre le mot célèbre de Marc Bloch, à « vibrer au souvenir du sacre de Reims » ou à lire avec émotion « le récit de la fête de la Fédération ». Oui, chacun sacrifie au fameux devoir de mémoire, qui répond parfois, simplement, à une sorte de prédilection intime. Je connais de sympathiques républicains qui, chaque 21 janvier, gueuletonnent joyeusement autour d’une bonne tête de veau ou d’autres, plus discrets, pour qui le 2 décembre (celui du soleil d’Austerlitz, pas celui du coup d’Etat du funeste neveu de l’empereur) reste une date heureuse.
C’est l’Etat le grand ordonnateur des hommages officiels. Ses choix ne sont jamais neutres. En fonction de l’époque, de la majorité politique du moment, les événements et les personnes voués au culte républicain diffèrent
Panthéon intime. Si chacun a son Panthéon intime, l’Etat n’est pas en reste. C’est lui le grand ordonnateur des hommages officiels. Ses choix ne sont jamais neutres. En fonction de l’époque, de la majorité politique du moment, les événements et les personnes voués au culte républicain diffèrent. Toute entreprise de commémoration, se résumât-elle à l’apposition d’une simple plaque au coin d’une rue, trahit une vision de l’histoire et du monde.
Or l’évocation du passé n’est jamais sans risque. On se souvient peut-être du tollé suscité par Lionel Jospin quand il voulut, à juste titre, réhabiliter les mutins de 1917 (les fêtera-t-on l’an prochain ?), ces soldats fusillés pour l’exemple parce qu’ils refusaient de participer à l’immense boucherie de la Grande Guerre. Ou des critiques envers Jacques Chirac, venues souvent de son propre camp, parce qu’il avait brisé le mythe gaulliste de la France résistante en reconnaissant la responsabilité de l’Etat français dans la rafle du Vel d’Hiv.
Pour éviter de tels désagréments, pour contribuer au renforcement de la « cohésion nationale », les pouvoirs publics peuvent choisir de gommer certaines aspérités dont ne sont jamais dépourvus les moments emblématiques. Ainsi, cela fait longtemps qu’ils s’échinent à démentir Clemenceau, pour qui la révolution française était « un bloc ». Car s’il est de bon ton de célébrer Condorcet ou l’abbé Grégoire, panthéonisés sous Mitterrand, plus rares sont ceux qui louent encore l’action des Robespierre, Danton ou autre Saint-Just, dont le rôle fut pourtant bien plus déterminant dans notre histoire. Les cérémonies du bicentenaire de la Révolution, en 1989, atteignirent d’ailleurs, de ce point de vue, le stade suprême de la dépolitisation.
Furie commémorative. Notons que depuis le début des années quatre-vingt-dix, c’est-à-dire, paradoxalement, au moment où la chute du Mur fit croire à certains que « la fin de l’histoire » était désormais proche, une sorte de furie commémorative s’est emparée de notre pays. La nation n’en finit pas de se souvenir, elle ne cesse pas non plus d’accéder aux revendications de celles et ceux qui estiment, souvent légitimement, qu’elle ne se souvient pas assez d’eux (*). Entre la multiplication des « lieux de mémoire » et l’exhumation continuelle des mémoires oubliées, la France est comme obèse de son propre passé.
Trop souvent, les célébrations se réduisent à de simples opérations de communication politique. C’est particulièrement vrai dans le cas spécifique de l’hommage au « grand disparu », prétexte à toutes les dérives et délires
C’est là le symptôme inquiétant du mal qui frappe un pays qui perd confiance en son avenir, doute de son présent et, pour reprendre l’expression d’Aude Lancelin dans son pamphlet récemment primé, « se transforme en gardienne de cimetière de son propre passé, faisant visiter ses propres artères, où un sang vif avait autrefois coulé, comme on fait visiter un caveau » (**).
Ce dessèchement progressif aboutit trop souvent à ce que les célébrations se réduisent à de simples opérations de communication politique. C’est particulièrement vrai dans le cas spécifique de l’hommage au « grand disparu », prétexte à toutes les dérives et délires. Il est toujours gênant de voir nos dirigeants convoquer, pour les besoins de la cause (leurs causes) des morts glorieux qui, par définition, ne peuvent pas se défendre.
Prosopopée démodée. Heureusement pour nous, le recours à la prosopopée est passé de mode. Mais que penser de ceux qui s’aventurent à enrôler les défunts héroïques dans des débats contemporains : expliquer, textes à l’appui, que Léon Blum aurait approuvé la loi travail (certains socialistes ont osé le faire), c’est aussi malhonnête et grotesque que de proclamer que De Gaulle appuierait la suppression de l’ISF ou que Jeanne d’Arc aurait adoré le Brexit !
Invoquer le passé, quitte à le maltraiter un peu, pour légitimer le présent : on me dira que c’est vieux comme la rhétorique ! Quoi de plus banal en effet que l’hommage pour convenance personnelle, qui consiste à faire l’éloge d’un disparu célèbre en brossant, en creux, un portait complaisant de soi-même. Le Président Hollande, jamais avare en matière de commémorations, s’y est essayé récemment à propos de François Mitterrand. Invité à discourir à l’occasion du centenaire de la naissance de celui-ci, son lointain successeur n’a pas pu résister à établir de hasardeux parallèles, sous prétexte (je caricature à peine) que le fondateur du parti d’Epinay avait été premier secrétaire du PS et parfois impopulaire. La thèse est amusante, mais, en vérité, peu convaincante. Une preuve supplémentaire qu’en matière d’histoire, comparaison n’est pas forcément raison.
* Sur ce sujet de l’excès de commémoration et de la concurrence mémorielle, je renvoie le lecteur à un excellent entretien avec l’historien Éric Deroo paru dans l’Opinion le 10 novembre 2014.
* Aude Lancelin, Le Monde Libre, page 85, éditions Les Liens qui libèrent.