Souvent, les œuvres de fiction parlent mieux des questions politiques que les politiques eux-mêmes. En cette rentrée littéraire, deux romans importants s’attaquent à un sujet que les gens sérieux ont trop longtemps considéré comme accessoire et qui pourtant s’impose progressivement dans le débat public : je veux parler de la condition animale.
Le premier, signé Vincent Message, emprunte son titre à l’une des phrases les plus célèbres de Descartes. Cette Défaite des maîtres et possesseurs est une fable : dans un avenir indéterminé, une nouvelle espèce, venue de loin, a pris possession de la terre. Les hommes sont soumis à son bon vouloir, et traités comme jadis ils traitaient eux-mêmes les animaux. Dès la naissance, les hommes sont classés en trois catégories : les hommes qui travaillent (dans des conditions affreuses et jusqu’à l’épuisement), les hommes de compagnie (dont la seule fonction sociale est de distraire l’espèce supérieure) et les hommes à manger, élevés dans d’immenses abattoirs en périphéries de grises métropoles.
Tous ont une durée de vie limitée, et le Parlement des dominants (qui se sont ironiquement baptisés les « démons ») légifère pour savoir si oui ou non, on peut laisser aux êtres humains un peu de vie supplémentaire. Dans ce monde blafard et surpollué (les extraterrestres nomades, une fois les ressources de la terre définitivement épuisées, s’en iront vers d’autres cieux), un démon entre en résistance et prend fait et cause pour les droits de l’espèce humaine.
Le deuxième, Règne animal, est très différent du premier. Le sujet du roman de Jean-Baptiste Del Amo est plus classique (le destin une famille gersoise d’éleveurs de porcs à travers le siècle) et d’un abord plus austère. Dans un style puissant et riche (ses détracteurs diront difficile et apprêté), le jeune auteur narre la grande transformation qui touche l’agriculture paysanne. Il y a une (petite) polémique autour de la deuxième partie ce livre âpre et brutal. Parce que Del Amo, qui s’est beaucoup renseigné, ne nous épargne aucun détail de la réalité concrète de l’élevage porcin industriel : les innombrables traitements médicamenteux, l’omniprésence des produits chimiques, les manipulations génétiques, l’élimination immédiate des animaux nés imparfaits, le délabrement physique des truies gestantes.
Des belles âmes ont reproché au romancier de ne rien taire de ce que nous n’avons pas envie de savoir, de peur peut-être que cela nous gâche l’appétit : la chosification de l’animal, les coups mais aussi la pression à la productivité toujours plus forte sur des paysans éreintés et, pour la plupart, toujours aussi endettés. Or c’est justement pour cette raison que je trouve qu’il s’agit là d’un livre indispensable : Règne animal est un authentique roman naturaliste, de la littérature engagée qui n’a pas besoin de discourir pédantesquement pour nous faire réagir.
Deux livres donc, militants, dérangeants, deux partis pris romanesques, mais un même engagement. Ce qui est intéressant ici, c’est que le thème de la condition animale est en train de sortir de la marginalité politique. Les ouvrages scientifiques (cette semaine paraît Révolutions animales, véritable somme écrite par un collectif de chercheurs et de philosophes) ou de vulgarisation (citons un récent documentaire de Franz-Olivier Giesbert ou l’essai d’Aymeric Caron) se multiplient, trouvant un écho grandissant chez nos concitoyens.
Car il ne s’agit pas seulement du sort de nos animaux de compagnie, auxquels les Français sont si attachés, ou de la disparition dramatique de la faune, à propos de laquelle les grandes ONG n’ont cessé de nous alerter depuis près de trente ans. Non, le sujet est désormais bien plus large : il concerne les animaux que nous tuons et mangeons, et soulève des interrogations par dizaines. Des plus quotidiennes (conditions d’élevage et d’abattage, effets de la trop grande consommation de produits carnés sur la santé, qualité de la viande industrielle) aux plus philosophiques et juridiques (définition du « bien-être animal », évaluation de la souffrance, interrogations du législateur sur « les droits » éventuels d’une autre espèce).
Ce n’est pas un hasard si, dans les débats actuels sur les traités commerciaux transatlantiques, la dénonciation d’un modèle agricole ultra-productiviste, qui repose sur l’exploitation déraisonnable des animaux, est sans arrêt convoquée : la « malbouffe », c’est avant tout des « êtres vivants doués de sensibilité » qui sont élevés dans des conditions souvent déplorables (ferme des mille vaches), sur lesquels on multiplie les expérimentations hasardeuses (OGM, hormones, utilisation des biotechnologies) et dont la mise à mort et le traitement post mortem (le conditionnement de la viande, sa conservation) suscitent de légitimes controverses.
D’un point de vue politique, le sujet n’est plus réservé aux vegan et autres militants traditionnels de la cause animale ou aux défenseurs de l’interspécisme. Si les écologistes ont depuis longtemps – quoiqu’assez discrètement – examiné ce thème, ils ne sont pas les seuls. On se souvient que le FN en avait fait un élément de son programme présidentiel dès 2012, mais en se concentrant sur le sort des animaux de compagnie et sans jamais inscrire leurs propositions dans une réflexion structurée.
Aujourd’hui, c’est surtout Jean-Luc Mélenchon qui aborde le problème, avec la cohérence et l’intelligence qu’on lui connaît. Car si les malveillants n’ont retenu que l’hymne au quinoa, celles et ceux qui prennent le temps de lire les textes attentivement et de bonne foi noteront que le leader de « la France insoumise » poursuit un objectif idéologique louable : celui de relier les sujets entre eux et, en partant de la souffrance animale, de cette violence qui reflète celle de la société et la contamine tout à la fois, d’interroger ainsi notre manière de vivre, de produire et de consommer.
Nul doute que les partis dits « de gouvernement » y viendront. Plus personne ne conteste la crise écologique et l’urgence d’y répondre. La politique ne saurait donc ignorer l’animal. Cela implique de répondre à des questions concrètes et quotidiennes, de faire des choix qui reposent sur l’idée que nous nous faisons de notre humaine condition et de notre façon d’occuper le monde.
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