Puisque le débat sur l’identité nationale resurgit périodiquement dans les joutes hexagonales, mettons tout le monde d’accord : s’il y a un élément qui nous est propre à nous Français, et de manière incontestable, c’est bien la place disproportionnée qu’occupe la littérature dans la vie politique et sociale. Dans notre pays laïque, elle confine au sacré.
Car la littérature est intimement liée à la fabrication de notre nation, qui est jalonnée de grands textes fondateurs. Et les écrivains ont, plus qu’ailleurs, joué un rôle politique de premier plan : en exerçant le pouvoir eux-mêmes, en incarnant la résistance à celui-ci, en inspirant la conduite de l’Etat ou en déplorant de ne pas l’influencer davantage (c’est tout le malheur de Chateaubriand, qui fait notre bonheur à nous lecteurs).
Légitimité. Dans ce « pays de la littérature » (pour reprendre le titre de l’essai lumineux et érudit de Pierre Lepape), le dirigeant politique sait que le livre contribue à asseoir sa légitimité et lui confère aux yeux du peuple plus qu’un « supplément d’âme » : une densité et une profondeur véritables, celles de l’honnête homme.
Longtemps, les présidents de la Ve République se sont inscrits dans cette tradition vénérable. De Gaulle, doté d’une solide culture classique, écrivain au style délectable (ah ! Les Mémoires de guerre et les Mémoires d’espoir !), confia des responsabilités importantes à l’un des plus illustres romanciers du siècle, qui se chargea, en retour, de construire sa légende, notamment dans Les Chênes qu’on abat. Pour Pompidou, la littérature était comme l’air qu’on respire : cet auteur d’une fameuse (quoique convenue) anthologie de la poésie française était capable de conclure une conférence de presse consacrée à la douloureuse affaire Gabrielle Russier en déclamant par cœur les vers déchirants d’un poème d’Eluard.
Quant à Francois Mitterrand, dont le portrait officiel l’immortalise feuilletant une vieille édition des Essais de Montaigne, il n’est pas besoin de rappeler ici sa proximité avec les hommes et femmes de culture. Son Coup d’État permanent est l’un des plus brillants pamphlets des cent dernières années. Et, vingt ans après sa mort, voilà que Gallimard publie non pas sa correspondance d’homme d’Etat, mais ses lettres d’amour !
Imbrication spectaculaire. Alors, faut-il croire ceux qui nous disent que tout a changé ? Qu’à l’heure de la révolution numérique, du quinquennat, de l’économie reine et de l’infotainment, cette imbrication spectaculaire des lettres et de l’action est désormais derrière nous ?
Technocratisée à l’extrême, formatée par les exigences de la communication, bousculée par la dictature de l’urgence, la politique d’aujourd’hui ne permettrait pas à celui ou celle qui lui consacre sa vie de disposer de ce que requiert la lecture et l’écriture : l’unité de l’esprit, c’est-à-dire le temps et la concentration dans la quiétude. Pour être un présidentiable, il serait plus utile de savoir tweeter et de lire un bilan comptable, que de maîtriser ses humanités.
Les choses ne sont pourtant pas si simples, comme en témoignent les récentes opérations de communication des deux derniers présidents en date.
D’un côté François Hollande se rend en pèlerinage à Medan dans la maison de Zola puis, quelques jours après, déjeune avec les « auteurs de la rentrée littéraire » invités par la ministre de la Culture (la rentrée littéraire, voilà bien une de nos mythologies nationales, comme le tour de France ou le salon de l’agriculture).
De l’autre, Nicolas Sarkozy, dans un clip de campagne, proclame son amour du livre : le candidat à la primaire de la droite est montré flânant dans une librairie en compagnie du maître des lieux, caressant voluptueusement la reliure d’un ouvrage ancien, et gratifie son interlocuteur ravi d’un « j’adore votre boutique ». Et l’Ex de nous expliquer gravement combien l’écriture est importante dans sa vie, au point de choisir de déclarer son intention de concourir à la présidentielle dans un livre plutôt qu’à la télévision.
Si l’un et l’autre ressentent la nécessité de recourir à de telles mises en scène, c’est bien qu’ils croient nécessaire de corriger une image écornée. Le locataire actuel de l’Elysée a la réputation de ne jamais lire de romans, auxquels il dit préférer les dépêches AFP. Quant à son prédécesseur, il a longtemps surjoué l’indifférence décomplexée à la culture classique, croyant mettre les rieurs de son côté en moquant bêtement La princesse de Clèves.
En France, on ne badine pas avec les lettres : on pardonnera plus facilement à ceux qui n’en ont pas qu’à ceux qui se vantent de ne pas en avoir, ou qui font mine de n’en avoir jamais eu. (C’est d’ailleurs le summum du mépris de classe : penser que pour plaire au peuple, il faut feindre d’adopter la vulgarité et l’ignorance qu’on lui prête). Même les extrémistes, pourtant adeptes des raccourcis et des pensées sommaires, veillent à ne pas paraître ignares.
Étanchéité. Je ne dirai donc pas que les hommes et les femmes politiques lisent moins et écrivent mal. Au contraire, j’en connais beaucoup qui, à l’instar de nombre de nos compatriotes, dévorent les romans et griffonnent avec talent. Mais ce qui a changé, c’est une forme d’étanchéité qui s’est installée entre l’action politique et ce qui est désormais restreint au champ de l’intime. Là où les œuvres nourrissaient la réflexion, inspiraient l’action, façonnaient le langage, il semble que ce lien organique soit aujourd’hui largement distendu. Chacun cultive son jardin en secret, à l’abri des regards et en en partageant rarement les fruits.
Cela se ressent dans le discours politique de la majorité de celles et ceux qui se rêvent aujourd’hui un destin : l’appauvrissement de la langue est l’un des drames du moment. Formatée, simplifiée, uniformisée, technicisée, elle est aussi triste qu’un sabir de notaire. Surtout quand elle emprunte son vocabulaire à la novlangue managériale, qui désincarne et euphémise : qu’un gouvernement confronté au drame humain que constitue l’explosion du chômage ait passé plusieurs années à promettre l’inversion d’une courbe, puis à se réjouir de « la décélération de la progression de la courbe » grâce à une astucieuse « boîte à outils », voilà qui ne manque pas de nous attrister toutes et tous.
Certains justifient cette évolution par une sorte de « devoir de grisaille » rhétorique : nos concitoyens auraient trop souffert de ces mots chatoyants et enrubannés qui préparent toujours des lendemains qui déchantent.
Mais je persiste à croire qu’on peut être réaliste, crédible, voire efficace, en y mettant la forme, qui n’est jamais que le fond qui remonte à la surface. Car la langue, celle qui est enrichie des mots des romanciers et des poètes, ne répond pas qu’à une fonction ornementale : elle structure une pensée, nourrit une vision du monde, donne du sens.
Ainsi, à l’heure où l’on s’empaille sur le « récit » national, il faudrait déjà commencer par réapprendre à le bien écrire.
A retrouver sur le site de l’Opinion