Il y a quelques années, je me mis en tête de lire des dizaines de pamphlets politiques de la fin du XIXe, en vue de publier une anthologie agrémentée d’un texte d’analyse que je pensais intituler, faute d’inspiration, « les véhéments ».
Ainsi, pendant plusieurs mois, j’ai approché cette fascinante (et parfois écœurante) écriture de la vitupération, qui compte des spécialistes à droite et à l’extrême droite (Rochefort, Daudet, Bloy), mais aussi à gauche ou dans des courants proches de l’anarchisme (Octave Mirbeau, Georges Darien, Laurent Tailhade, Zo d’Axa)
Dans une France en tension, profondément divisée par l’affaire Dreyfus et ses conséquences, marquée par des scandales retentissants, voilà des écrivains et des journalistes – les deux se confondent souvent — qui s’assignent comme mission principale de « jeter de l’huile sur le feu ». L’injure et l’outrance sont, pour ainsi dire, leur mode d’être au monde.
Si la plupart de ces grands vociférateurs sont oubliés, il y a parmi eux d’authentiques écrivains, et des grands. Et si parfois leur style est un peu indigeste (il faut avoir un sacré estomac pour aller au bout d’un roman de Bloy ou de Darien), il ne manque pas de flamboyance, riche en références culturelles et historiques, en métaphores alambiquées, en imprécations drolatiques. Quant à l’esprit (le mauvais surtout !), il est partout. Ceux qui se font aujourd’hui une spécialité de traquer les « punchlines » en trouveraient à la pelle, dans des recueils comme « Imbéciles et gredins » de Tailhade ou les magnifiques articles de Mirbeau.
Haïr le système. Dans cette « République des pamphlets » que fait vibrer une myriade de journaux, on déteste, on injurie, mais avec du style et de la classe. Difficile pourtant de parler de « littérature engagée » au sens où on l’entendra plus tard : qu’ils soient classés à droite ou à gauche, ces véhéments ne se mettent au service d’aucun projet politique. Leur vrai mot d’ordre : haïr le système et vomir les tièdes.
Le paradoxe, comme l’a démontré récemment un universitaire (*), c’est que ce déchaînement pamphlétaire, qui ne dure en France que quelques décennies, agit comme une soupape démocratique. L’intérêt pour la chose publique est maximal. Mieux, et à son corps défendant, il accompagne le mouvement d’enracinement de la République.
Plus d’un siècle plus tard, la littérature politique, et a fortiori le genre si particulier du pamphlet, a quasiment déserté les librairies et les quotidiens. Et si la presse d’opinion existe encore, heureusement, aucun journal n’oserait publier des articles aussi violents.
Difficile pour autant de conclure que nous vivons désormais dans une démocratie pacifiée, où l’expression policée est la règle et l’excès l’exception. Il y a bien une France pamphlétaire et enragée, mais elle a changé d’espace de déploiement et de forme d’expression.
Car la violence verbale est là et bien là. Il suffit de surfer sur les réseaux sociaux, où se côtoient le meilleur et surtout, l’anonymat aidant, le pire, pour s’en assurer. Ce continent virtuel qui échappe en grande partie à la sphère médiatico-politique traditionnelle ne saurait être assimilé à la « marge » : quand une video est partagée sur YouTube dix mille fois plus qu’un discours du chef de l’Etat, ou cent mille fois plus qu’une tribune d’intellectuels médiatiques, qui est vraiment marginal ?
Sur les réseaux sociaux, les débats qui traversent la société française sont amplifiés jusqu’à l’extrême. Je suis souvent surpris par cette sorte d’hystérie collective qui voit nombre de personnes, même les plus intelligentes, verser dans l’anathème, la caricature, l’excommunication
Anathème. Sur les réseaux sociaux, les débats qui traversent la société française sont amplifiés jusqu’à l’extrême. Je suis souvent surpris par cette sorte d’hystérie collective qui voit nombre de personnes, même les plus intelligentes et les plus cultivées, verser dans l’anathème, la caricature de la pensée de l’autre, l’excommunication, parfois même la menace dès qu’ils s’expriment sur Facebook ou Twitter. Il y a une forme de « déclin de la rationalité », qui atteint un stade paroxystique quand les questions liées à « l’identité » sont en jeu. Les réseaux offrent à la passion identitaire, celle qui claquemure chaque individu dans son appartenance quelquefois supposée ou fantasmée, un espace d’exacerbation privilégié.
Les plus optimistes se réjouiront de l’existence de ce vaste défouloir qui exerce une incontestable fonction cathartique. Les plus circonspects penseront qu’il y a quand même une différence majeure avec les pamphlétaires cités plus hauts : dans un cas, le style canalise, la forme contraint, la signature engage. Dans l’autre, l’exigence intellectuelle est faible, et l’ambition littéraire nulle.
Les responsables politiques ont déjà fort à faire avec la violence réelle qui s’abat sur notre pays. Mais ils doivent aussi prendre en compte celle dont je parle ici, qu’il serait hasardeux de sous-estimer sous prétexte qu’elle n’en reste qu’aux mots, car elle en dit long sur un pays à cran.
Dans les prémisses de la campagne présidentielle, il est intéressant de constater que les principaux candidats choisissent des stratégies radicalement opposées. Pour les uns, la tension est féconde : il s’agit de l’utiliser et de l’entretenir. Dès lors, l’outrance et la provocation (qui, comme son étymologie l’indique, « interpelle ») deviennent des moyens privilégiés au service de la conquête des esprits et des cœurs. Pour d’autres au contraire, l’apaisement est un impératif catégorique, quitte à prendre le risque de tordre un peu le cou à une réalité morose. A droite (je laisse ici volontairement la gauche de côté, car la configuration est pour l’instant moins claire), le duel entre Alain Juppé et Nicolas Sarkozy est de ce point de vue emblématique. « L’identité heureuse » revendiquée par le premier est profondément étrangère au second, qui ne trouve ses marques que dans le conflit.
On imagine aisément ce que dira un Juppé dans les prochains mois. Les temps sont suffisamment troublés et dangereux : pas besoin d’en rajouter dans le clivage et la violence verbale. Un peu de tempérance, de sens de la nuance, de respect des arguments de l’autre, voire, simplement, de la politesse élémentaire qui sied à quiconque se dit civilisé : voilà ce qu’on attend des dirigeants politiques.
Déclarations belliqueuses. Sarkozy est au contraire convaincu que les Français, en politique, sont fondamentalement des querelleurs. S’ils font mine de plébisciter les sages ou les modérés (un Barre, un Balladur), ils lui préféreront toujours, in fine, un bagarreur, un fort en gueule généreux en bons mots, en provocations et en déclarations belliqueuses.
Les semaines qui viennent nous diront qui a raison. Il y en a une, en tout cas, qui ne s’embarrasse pas de contradictions. Quand Marine Le Pen, porte-drapeau du courant politique français le plus violent et le plus conflictuel qui soit, choisit comme slogan de campagne « La France apaisée », elle fait le pari que les électrices et les électeurs ne seront pas choqués par cette distorsion manifeste entre les mots et les choses, mais lui sauront gré, au contraire, de tenter d’incarner une synthèse de leurs aspirations antagonistes.
Pour le coup, on espère vivement que nos compatriotes ne seront pas dupes de cette supercherie.
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