S’il semble s’imposer aujourd’hui en France pour choisir un(e) candidat(e) à l’élection présidentielle, le recours à la primaire heurte les cultures politiques dominantes à droite et à gauche. La tradition gaulliste, celle de « la rencontre d’un homme avec un peuple », qui suppose de s’émanciper des partis et qui repose sur un postulat, celui de l’évidence du leadership, est évidemment remise en cause par cette « présélection ».
Quant à la gauche socialiste, si elle a choisi, dès 2011, ce processus qui a bien des vertus démocratiques, elle n’ignore pas qu’il va à l’encontre de son code génétique, qui privilégie la délibération collective dans un cadre partisan.
Il y a un avantage à demander leur avis aux sympathisants : la consultation vient trancher un conflit entre la logique institutionnelle et la réalité politique
Tour de chauffe électoral. Mais si les deux principales familles politiques du pays (ainsi que les écologistes) ont opté pour ce tour de chauffe électoral, c’est bien parce que la primaire donne l’impression de pouvoir régler des problèmes épineux que les dirigeants politiques ne sauraient seuls résoudre, puisqu’ils sont accusés d’en être les principaux responsables : la crise de la représentation, dont la « défiance envers les partis » n’est qu’un aspect, et plus largement la langueur démocratique qui affecte notre pays.
Il y a un autre avantage à demander leur avis aux sympathisants : la consultation vient trancher un conflit entre la logique institutionnelle (qui veut qu’un Président sortant soit naturellement amené à se représenter ou que le chef du principal parti d’opposition s’impose comme candidat logique) et la réalité politique (qui oblige à reconnaître que l’un comme l’autre sont fortement contestés dans leur propre camp, comme c’est le cas actuellement pour François Hollande et Nicolas Sarkozy).
En ce sens la primaire n’est pas qu’un outil de plus au service de la « Cinquièmisation » du régime. Car si d’un côté elle confirme le caractère central de l’élection du chef de l’État, elle met fin, symboliquement, à la doctrine implicite de « l’infaillibilité présidentielle » : tout monarque républicain qu’il est, le Président, ou l’ancien Président, redevient un concurrent parmi d’autres, invité à se plier aux débats contradictoires et à l’exercice de vérité sur son bilan. En somme, la primaire œuvre à la désacralisation de ce qu’on a parfois coutume d’appeler, pompeusement, la « fonction suprême ».
Il ne s’agit pourtant pas d’ignorer les critiques légitimes émises à son encontre à droite comme à gauche.
Sans conteste, quand un Parti s’en remet à ce mode de sélection particulier, c’est qu’il dépossède ses militants de ce qui devrait leur revenir en propre (le choix des candidats amenés à porter ses couleurs) au profit de la démocratie d’opinion. En prenant de surcroît le risque d’une forme de « distorsion sociologique », puisque globalement les CSP+ et les habitants des centres urbains se déplacent plus facilement à ce type de consultation. En ce sens, les primaires participent bien de la crise des partis.
Il faudrait pourtant nuancer : d’abord, et c’est certes regrettable, les adhérents sont eux aussi sensibles aux sondages ou au matraquage médiatique en faveur d’un (e) candidat (e). Ensuite, les organisations politiques, quelles qu’elles soient, ne sont pas très représentatives de la diversité française : les études sérieuses montrent que, dans les partis de droite comme de gauche, certaines catégories socio-professionnelles sont surreprésentées, parfois de façon spectaculaire.
La crainte principale, c’est que la primaire s’apparente à un exercice de publicité comparative qui tient plus du concours d’ego qu’à une salutaire confrontation programmatique
Glaciation des rapports de forces. Mais surtout la primaire présente un avantage décisif : elle réintroduit de l’incertitude là où la structure de certains appareils partisans a plutôt tendance à encourager la glaciation des rapports de forces : je ne connais pas suffisamment le fonctionnement du parti « Les Républicains », mais je sais qu’au PS, le contrôle de quelques grosses fédérations et le soutien d’une poignée de « grands élus » a longtemps permis d’assurer à l’avance un résultat. Il est beaucoup moins facile de maîtriser le comportement de plusieurs millions de votants : l’issue sera plus imprévisible, ce qui, d’un point de vue démocratique, la rend plus précieuse.
L’autre argument sérieux en défaveur de la primaire est d’ordre idéologique. La crainte principale, c’est que celle-ci s’apparente à un exercice de publicité comparative qui tient plus du concours d’ego qu’à une salutaire confrontation programmatique.
Quand, à droite comme à gauche, entre cinq et dix candidats concourent à une primaire, il serait absurde de penser qu’ils représentent chacun un courant de pensée bien distinct, alors qu’ils appartiennent à une même coalition de partis : si tel était le seul objectif, deux ou trois suffiraient largement.
La vérité, c’est qu’avec la primaire, on peut jouer à la présidentielle sans y figurer vraiment : un tour de piste qui, le talent aidant, permet de caresser le rêve de devenir ministre sans incarner un courant de pensée, ou sans disposer de troupes importantes. L’exemple de Manuel Valls inspire bien des candidats. À peine 5 % des voix et une carrière ministérielle exceptionnelle, ça donne des idées. Le simple fait de figurer dans la première liste des « pressentis » fait accéder à un minimum d’exposition médiatique. Geoffroy Didier, qui n’a pas obtenu ses parrainages pour participer à la primaire de la droite, a résumé l’état d’esprit de bien des impétrants par une formule d’un égotisme qui laisse songeur : « Je me suis qualifié pour l’avenir » !
Crétinisme présidentiel. Primaire ou pas, le crétinisme présidentiel, consubstantiel aux institutions de la Ve République, a de beaux jours devant lui.
Mais il est faux de croire que la primaire est dépourvue d’enjeu idéologique. Si la victoire de François Hollande en 2011 a accrédité l’idée selon laquelle les positionnements flous ou « centraux » (selon le point de vue où l’on se place) étaient susceptibles d’attirer à eux le plus grand nombre de suffrages, rien n’indique qu’il en sera toujours ainsi.
«La notion originale (et pour moi féconde) de « dé-mondialisation » n’aurait pas traversé le mur d’indifférence si elle avait été proférée dans la seule enceinte d’un congrès socialiste»
D’autant que la prise de risque (qui consiste en l’espèce à assumer ses idées pourvu qu’on en ait quelques-unes) n’est pas forcément sanctionnée. Dans une primaire, contrairement aux débats exclusivement menés au sein de la sphère partisane, les figures libres comptent autant que les figures imposées.
Sans aller jusqu’à évoquer le succès invraisemblable d’un Bernie Sanders, aux analyses et préconisations si éloignées de celles traditionnellement mises en avant par l’establishment démocrate, le bon score d’un Montebourg en 2011 en témoigne : c’est parce qu’il a défendu avec constance un point de vue tranché et des propositions clivantes que le député de Saône-et-Loire a recueilli une audience bien supérieure à celle qui était escomptée compte tenu de son poids marginal dans l’appareil socialiste.
Allons même plus loin : la notion originale (et pour moi féconde) de « dé-mondialisation » n’aurait pas traversé le mur d’indifférence si elle avait été proférée dans la seule enceinte d’un congrès socialiste.
La primaire offre ainsi une caisse de résonance inespérée aux idées nouvelles, ou hétérodoxes, pourvu qu’elles soient clairement énoncées.
A retrouver sur le site de l’Opinion