Depuis plusieurs années fleurissent les ouvrages de « collapsologie ». Par ce néologisme on désigne la discipline qui traite de l’effondrement des sociétés et des civilisations, et dont Jared Diamond a été l’un des principaux initiateurs. Plusieurs facteurs cumulés expliquent les grands bouleversements : crises écologique, démographique, financière, économique.
Mais il y a un élément difficilement mesurable, ressortant de la pure psychologie collective, qui contribue de façon déterminante à accélérer les processus de décomposition : le ressentiment et la colère à l’encontre d’une élite dirigeante (politique mais aussi économique) dont le comportement verse progressivement dans ce qu’il faut bien appeler « l’indécence ».
Sécessionnisme social. Cupidité, acceptation des inégalités croissantes, comportements immoraux, narcissisme, absence totale de compassion pour les plus vulnérables : en son temps, le grand sociologue Christopher Laschavait évoqué cette « révolte des élites », désignant par là une forme de sécessionnisme social particulièrement violent. Son texte désignait une réalité américaine, mais reposait sur l’idée assez juste selon laquelle ce qu’on a coutume d’appeler la « classe dominante » ne se contentait pas, justement, de dominer, mais avait tendance à s’isoler tout en s’exonérant de toute responsabilité morale. Le milliardaire Waren Buffett avait lui même, plus prosaïquement, résumé cette tendance lourde du capitalisme contemporain : « Oui, il y a bel et bien une guerre des classes. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui fait la guerre, et c’est nous qui la gagnons ».
Il ne s’agit pas de pronostiquer l’effondrement de la civilisation européenne, loin s’en faut. Simplement de souligner à quel point la « société de marché », dans laquelle l’argent est la mesure de toute chose, atteint incontestablement un stade critique. Les révélations sur l’ancienne Commissaire européenne Neelie Kroes, qui interviennent quelques semaines après celles sur l’ancien Président Barroso (parti pantoufler chez Goldman Sachs, institution financière aux pratiques contestables), illustrent tragiquement cette évolution.
Paradis fiscal, conflit d’intérêts, suspicion de délit d’initié : le scandale Kroes est total. L’ancienne Commissaire était chargée de lutter contre les accords fiscaux illicites ? Elle dirigeait en même temps une société offshore aux Bahamas ! Responsable de la libéralisation de l’énergie en Europe ? Elle était partie prenante dans de gigantesques opérations de rachat par des fonds étrangers intéressés à la privatisation du secteur.
Liens de consanguinité. Cette mise à jour des liens de consanguinité entre celles et ceux qui étaient dépositaires de l’intérêt général et les intérêts privés n’étonnera personne. L’Union n’est d’ailleurs pas la seule concernée, et rares sont les États européens qui peuvent se targuer d’exemplarité en la matière. Mais il faut reconnaître que ces affaires successives tombent au plus mal pour une Europe déjà confrontée à de multiples crises. Les plus informés diront qu’il y a, dans le cas d’espèce, une forme d’injustice : c’est l’ancienne commission, dirigée par José Manuel Barroso, qui est ici concernée.
Les révélations qui se succèdent [à la Commission] n’auront qu’un effet : renforcer les europhobes qui n’en attendaient pas tant. Plus structurellement, elles ne peuvent qu’exacerber le ressentiment des citoyens envers une « classe offshore » dont le principal moteur semble être l’avidité
La suivante, pour politiquement contestable qu’elle soit, a au moins le mérite de s’attaquer à l’injustice fiscale, comme en témoignent les nombreux textes proposés à la révision par Pierre Moscovici, ou l’activisme de Margrethe Vestager, qui n’hésite pas à s’attaquer aux multinationales fraudeuses. Mais ces subtilités échappent au plus grand nombre, légitimement troublé par la présence à la tête de l’exécutif européen deJean-Claude Juncker qui, bien que moins toxique que son prédécesseur, a quand même, à la tête du Luxembourg qu’il a dirigé pendant deux décennies, organisé méthodiquement l’optimisation fiscale au profit de son propre pays.
Bref, les révélations qui se succèdent n’auront qu’un effet : renforcer les europhobes qui n’en attendaient pas tant. Plus structurellement, elles ne peuvent qu’exacerber le ressentiment des citoyens envers une « classe offshore » dont le principal moteur semble être l’avidité.
On me rétorquera qu’il faut nuancer ; que ce qu’on a coutume d’appeler l’élite, à supposer qu’on parvienne à en délimiter les contours, n’est pas homogène ; que le comportement condamnable de certains ne saurait faire oublier celui, normal ou louable, des autres. Peut-être. Mais le mal est fait.
Après SwissLeaks, LuxLeaks, Panama Papers, les BahamasLeaks rejoignent la longue liste des scandales d’évasion fiscale qu’on peut certes différencier (il faudrait distinguer ce qui est légal et ce qui ne l’est pas, l’optimisation et la fraude, les montages en faveur des individus et ceux bénéficiant aux multinationales), mais qui révèlent tous la même chose : le refus, de la part des privilégiés, de prendre leur juste part à la solidarité élémentaire, en l’occurrence l’impôt.
Quand un milliardaire paie moins d’impôts que sa secrétaire (c’était le cas de Warren Buffett précédemment cité), quand une entreprise de taille mondiale est taxée vingt fois moins qu’une simple PME, quand les inégalités s’accroissent vertigineusement, quand celles et ceux qui détiennent du pouvoir (économique, politique, médiatique, etc.) sont incapables de s’astreindre à une forme d’exemplarité qu’on serait en droit d’attendre d’eux, le système ne se contente pas de « dysfonctionner » : il devient proprement invivable.
A l’heure où les principales démocraties occidentales entrent ou s’apprêtent à entrer en campagne électorale, il serait bon que de grandes voix s’élèvent pour rappeler qu’au-delà des différences idéologiques, il faut, pour permettre aux sociétés de persévérer dans leur être, un socle minimal commun de valeurs et de vertus. Parmi celles-ci, la « décence » me paraît, à la lumière de ce qui précède, hautement désirable. Certes, il est des projets politiques plus exaltants que celui de construire une « société de la décence ». Mais, compte tenu de l’urgence, il n’en est pas, aujourd’hui, de plus nécessaire.
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