La Commission européenne vient de qualifier l’Accord UE-Canada (le « CETA ») d’« accord mixte ». Ce revirement, inattendu, est avant tout le fruit de la mobilisation grandissante de ceux (société civile, parlementaires européens, gouvernements et parlements nationaux) qui ont mis en garde Jean-Claude Juncker contre toute tentative de passage en force. L’entrée en vigueur du CETA dépendra de la double-ratification du Parlement européen et des parlements nationaux, mais pourra être mis en œuvre à titre provisoire avant le vote de ces derniers.
Les débats procéduraux désormais derrière nous, il est temps de s’intéresser à ce que contient véritablement l’accord CETA, présenté par beaucoup comme un « anti-TAFTA ». Définitivement conclu depuis le 29 février dernier. Il devrait être signé par les États membres de l’Union européenne en octobre, puis soumis à la ratification des assemblées, Parlement européen en tête.
L’accord UE-Canada découle en réalité de la même logique que le TAFTA : il ne s’agit pas uniquement de démanteler les droits de douanes et les barrières au commerce, mais également d’harmoniser les normes des deux côtés de l’Atlantique. C’est également ce que l’on appelle « un accord vivant », qui va enclencher une dynamique permanente de coopération réglementaire entre l’UE et le Canada.
Par ailleurs, le CETA devrait entrer en vigueur dans le contexte que tout le monde connaît – celui d’une profonde crise de l’agriculture française, à la fois conjoncturelle et structurelle, imputable à plusieurs facteurs. D’un côté, la crise de surproduction mène à une chute des prix dans un certain nombre de secteurs, comme le secteur laitier. De l’autre, l’orientation combinée de la PAC et de la politique commerciale de l’UE soumet l’agriculture européenne à une dérégulation et une libéralisation excessives – sur les plans interne comme externe.
Le CETA ne constitue en aucun cas une solution à cette double-crise. Au contraire, il ne peut que renforcer les tendances actuelles et affaiblir le modèle agricole français, l’agriculture familiale et paysanne.
La Commission ne sait prôner que la libéralisation et la dérégulation
Libéraliser davantage le marché européen, au plan interne comme au plan externe, est l’unique solution proposée par la Commission européenne à la crise agricole. Ce n’est pas nouveau : l’exécutif européen – soutenu par bon nombre d’États membres – a pour seule obsession d’augmenter les exportations, fût-ce au détriment du marché intérieur européen.
C’est encore et toujours cette logique qui préside au démantèlement des droits de douane sur les produits agricoles prévu dans le CETA. Côté européen, les droits de douane seront éliminés sur 92.2% des lignes tarifaires agricoles, et même sur 93.8% d’entre elles sept ans après l’entrée en vigueur de l’accord. Le marché européen sera totalement ouvert aux produits laitiers canadiens, sans droits de douane. Même si les importations occasionnées par cette nouvelle ouverture représenteront une portion négligeable – moins de 1% des importations européennes en provenance du Canada concernent le lait et les produits laitiers – le signal envoyé aux professionnels de la filière n’est pas le bon, alors que les prix dégringolent sur le marché intérieur et que le Canada a, de son côté, relativement préservé son secteur laitier dans la négociation.
Les droits de douane seront supprimés sur 8 000 tonnes de maïs doux et 100 000 tonnes de blé canadiens. Mais surtout, le Canada va pouvoir exporter en Europe 65 000 tonnes de bœuf et 75 000 tonnes de porc supplémentaires par an. Même si la Canada a, pour l’instant, des difficultés à remplir ses quotas d’exportation, ces nouveaux contingents seront effectifs 7 ans après l’entrée en vigueur de l’accord, et les autorités canadiennes auront largement le temps de bâtir des filières sans hormone (pour le bœuf) et sans ractopamine (pour le porc) uniquement destinées à l’exportation. Elles ont évidemment prévu de le faire.
Les secteurs bovin et porcin sont pourtant des secteurs agricoles sensibles et ces nouveaux contingents, même s’ils paraissent modestes, peuvent entraîner des bouleversements considérables pour des filières entières. Or, aucun mécanisme de sauvegarde n’est prévu pour suspendre le volet agricole du CETA en cas de déséquilibre sur le marché européen. Le Parlement wallon, dans une récente résolution, avait appelé à l’introduction dans le CETA d’une clause dite « d’exception agricole » permettant de mettre en pause l’accord en cas de difficulté d’absorption du marché européen. La Commission a choisi une logique complètement inverse : le CETA prévoit une clause « standstill » (ou « statu quo ») qui rend toute limitation des quotas d’exportation impossible.
Le CETA ou la victoire annoncée de l’agriculture intensive
Les modèles agricoles européen et canadien vont entrer en opposition frontale, ce dont peu dans les institutions européennes semblent s’émouvoir. On pourrait en effet penser que le modèle agricole canadien est plus proche du modèle européen que du modèle américain. C’était peut-être le cas il y a quelques décennies mais, désormais, c’est tout le contraire. La conclusion de l’ALENA (la grande zone de libre-échange nord-américaine), au milieu des années 1990, a complètement transformé les structures agricoles et industrielles canadiennes, les calquant sur le format états-unien.
Les standards environnementaux et sanitaires du Canada se sont affaissés. Par exemple, les normes applicables aux produits chimiques sont bien mois protectrices que les normes européennes fixées par le règlement REACh ; il en va de même pour les règles applicables à l’utilisation des hormones de croissance dans l’agriculture d’élevage. Le principe de précaution est, par ailleurs, étranger aux Canadiens, qui sont désormais les troisièmes exportateurs mondiaux d’OGM.
De manière plus générale, les Canadiens ont récemment bouleversé leurs techniques d’élevage et de culture. La production agricole s’est concentrée entre les mains de grandes firmes agro-industrielles. Ce pays de petits fermiers s’est transformé en champion de l’élevage intensif, avec des standards minimaux en matière de bien-être animal. Les cultures céréalières sont à 50% destinées à l’exportation, à des prix ultra-compétitifs.
Dans ce contexte, le risque n’est pas tant que le CETA aligne les normes européennes sur les normes canadiennes – cette possibilité existe néanmoins – mais surtout que deux modèles très différents entrent en confrontation directe, avec pour seul arbitre le niveau de compétitivité-prix des deux continents.
À ce jeu, comment les modèles d’élevage familial et respectueux de l’environnement pourraient rivaliser avec les feedlots (fermes industrielles) canadiens, capables d’effectuer des économies d’échelle inégalables ? Et surtout, voulons-nous vraiment faire entrer en rivalité ces deux modèles ? La crise actuelle nous oblige à repenser notre politique commerciale : ne devrions-nous pas plutôt nous distancier de cette course à l’exportation pour parier sur la compétitivité hors-prix, sur une agriculture de qualité, rémunératrice, fondée sur la proximité et les circuits courts ? Ce sont des questions que nous devrions tous nous poser.
Des normes européennes sanctuarisées ?
À ce stade, même avec le texte du CETA sous les yeux, il est difficile de savoir si les normes européennes seront entièrement sauvegardées. La Commission européenne s’est en tout cas engagée à ce que les négociations n’affaiblissent aucune réglementation sanitaire européenne.
Toutefois, si on se penche attentivement sur le Chapitre 5 du CETA, consacré aux mesures sanitaires et phytosanitaires, on s’aperçoit que la logique prédominante est celle de la reconnaissance mutuelle, fondée sur des données « objectives » donc scientifiques. Il est permis de se demander si une telle approche est compatible avec le principe de précaution, principe qui n’est d’ailleurs mentionné dans aucun chapitre du CETA.
Ce qui est certain, en revanche, c’est que le CETA a été conçu pour être un « accord vivant » : il prévoit un forum de coopération réglementaire, ouvert aux autorités canadiennes et européennes pour qu’elles s’accordent sur de futures mesures d’harmonisation. Le principal risque est que ce processus dissuade les parties de légiférer en matière sanitaire ou environnementale, par crainte de faire diverger les législations respectives. C’est ce qu’on appelle le « chill effect ». Sans parler d’OGM, de bœuf aux hormones ou de porc à la ractopamine, on peut se demander si l’Union européenne bénéficiera d’une liberté totale pour renforcer – si elle le décide ! – ses législations sur les pesticides ou les perturbateurs endocriniens.
Au-delà de ce forum de coopération réglementaire, l’un des points durs du CETA concerne le nouveau système de règlement des différends entre investisseurs et États. L’ICS a remplacé l’ancien système d’ISDS, mais continue de sérieusement entraver le droit des États à légiférer. Des multinationales, au titre de leurs « attentes légitimes » et au nom d’un « traitement juste et équitable », pourront poursuivre des États, à qui il incombera de prouver que leurs décisions ne sont pas « arbitraires » ou « manifestement excessives », y compris en matière de protection de la santé ou de l’environnement. Selon une coalition d’ONG, l’offensive de Philip Morris poursuivant l’Australie ou l’Uruguay pour leurs politiques anti-tabac aurait été parfaitement possible dans le cadre du CETA.
Des appellations d’origine (partiellement) protégées
Les promoteurs du CETA estiment que le traité instaurera nouvelles règles pour encadrer une mondialisation qui ne serait plus uniquement synonyme de mise en concurrence généralisée. Ils se réfèrent pour cela à la protection des appellations d’origine (AO), prévue dans le chapitre 20 du traité. C’est en effet un élément clef de ce que le Secrétaire d’État français au commerce, Matthias Fekl, appelle la « diplomatie des terroirs », un instrument de promotion de la qualité et de la compétitivité hors prix de l’agriculture française et, de plus, un moyen de soutenir concrètement les petits producteurs. En matière commerciale, c’est un « intérêt offensif » de l’Union européenne, car il s’agit de protéger des labels et d’empêcher leur utilisation abusive dans des pays qui ne reconnaissent que des marques.
Dans le CETA, le résultat est correct, mais pas totalement satisfaisant. 145 indications géographiques – dont 42 AOC et AOP françaises – sont protégées, comme le roquefort, le jambon de Bayonne ou le pruneau d’Agen. Toutefois ce chiffre représente uniquement 10% des 1400 « IG » recensées au niveau intra-européen. Sur les 42 indications géographiques françaises, certaines manquent à la liste. Plusieurs fromages basques, par exemple, ne seront pas protégés dans le CETA, alors même qu’ils sont présents sur le marché canadien (comme l’Ossau-Iraty). Par ailleurs, plusieurs d’entre elles ne bénéficient pas d’une protection totale : l’IG « canard à foie gras du Périgord » est officiellement protégée, mais coexistera avec la marque déposée canadienne « foie gras » sur le marché canadien.
Ces maigres satisfactions sont bien insuffisantes pour masquer la nature profondément déstabilisatrice du CETA. Tout indique en effet que l’Accord avec le Canada ne constitue en aucun cas un anti-TAFTA : CETA et TAFTA sont deux faces de la même stratégie libérale de la Commission européenne, plus que jamais persuadée que la dérégulation est la condition du retour de la croissance. En vérité, non seulement le CETA s’est négocié au prix d’un renoncement démocratique et d’une fragilisation de nos normes, mais il ferait également entrer en collision frontale deux modèles agricoles radicalement opposés. Nous n’y avons pas intérêt.