A l’heure où les industries sont en crise en Europe, il est une plus florissante que jamais, largement épargnée jusqu’à présent par la loi, très concentrée et peu concurrentielle, enfin, redoutablement influente auprès des pouvoirs publics. L’industrie de l’optimisation fiscale. Elle regroupe les sociétés ad hoc purement dédiées aux montages fiscaux, ainsi que les intouchables « Big Four », ces quatre grands cabinets qui se partagent le marché du conseil fiscal aux entreprises … aussi bien qu’aux gouvernements et institutions européennes (EY, PriceWaterhouseCooper, KPMG, Deloitte). Alors que de nouvelles révélations sont faites sur l’évasion fiscale des particuliers, il faut rappeler que plus de 90% des sommes qui échappent à l’impôt sont le fait des multinationales.
Les scandales fiscaux se succèdent à une rapidité effarante : Luxleaks, Swissleaks, McDonald,Google, IKEA… Les contournements de la loi sont flagrants, et les entreprises concernées affichent des taux d’imposition qui soulèvent une colère légitime de tous les autres contribuables (ménages, PME). Comment justifier qu’une multinationale, qui réalise des bénéfices, paye moins de 5% d’impôts. Pendant de longues années, l’Union européenne a été trop conciliante envers ces montages qui sont la plupart du temps validés par les États. Ils sont protégés par des accords que les « Big Four » négocient avec l’administration fiscale pour le compte des grands groupes qui sont leurs clients. Depuis 2015, l’Union connaît cependant un « réveil fiscal » que l’on doit en grande partie à la pression de la société civile, aux nouvelles normes internationales de l’OCDE, et à l’activisme du Parlement européen.
Mais en la matière, le Conseil – les gouvernements des États membres – est le seul à décider, ce qu’il doit faire… à l’unanimité. Or les États n’ont parfois pas intérêt à s’accorder, certains encore moins que d’autres, puisqu’il existe de véritables paradis fiscaux pour entreprises au cœur de l’Union européenne. Cette concurrence fiscale délétère entre États est renforcée par le chantage à l’emploi qu’exercent les multinationales pour obtenir leurs ristournes.
Face à ce nœud gordien de l’opacité fiscale, entre grands groupes et administrations, la transparence est le « niveau 1 » de la lutte contre la fuite des profits. Il s’agit d’un instrument indispensable à toute étape ultérieure. L’Union européenne est parvenue à imposer la traçabilité des biens manufacturés, des produits alimentaires (et même des personnes…), et elle serait incapable de savoir où partent les capitaux et les profits des multinationales ? On peut donc suivre une poule de sa naissance à son emballage, mais on ne sait rien sur la disparition des bénéfices des grandes entreprises transnationales, qui devraient être imposés ici, sur le territoire où ils ont été générés par l’activité de l’entreprise !
Les multinationales mettent en avant, avec force communication, les taux légaux, c’est-à-dire officiels, des impôts auxquels elles sont théoriquement assujetties. Mais elles les contournent massivement, et ils ne correspondent jamais à leur taux d’imposition effectif. Comme disait l’économiste Vilfredo Pareto, « Qu’il est doux de prendre sa part d’un impôt qu’on ne paie pas. »
Comme le montrent les révélations faites par les lanceurs d’alerte, les journalistes, les groupes politiques, il est parfaitement possible de cartographier cette fuite des profits, aussi complexes que soient les montages. Alors demandons la traçabilité des bénéfices !
La Commission européenne, par la voie de Pierre Moscovici, a fait un premier pas en proposant le reporting pays par pays des multinationales, c’est-à-dire l’obligation pour chacune d’elles de transmettre aux administrations leurs informations fiscales ventilées par pays : chiffre d’affaires, employés sur place, bénéfices avant impôts, impôts acquittés, subventions reçues, etc. Mais ces déclarations resteront confidentielles, et seulement échangées entre États. De l’avis de tous les spécialistes, ces déclarations doivent être rendues publiques. C’est également un impératif pour le contrôle démocratique de l’impôt – un principe inscrit noir sur blanc dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Tant que cette transparence ne sera pas en place, l’égalité devant l’impôt ne sera pas respectée. Or ce déséquilibre contribue sans aucun doute à la défiance et au discrédit qui affectent l’intégration européenne. Rétablir l’égalité, c’est prouver que ce projet est encore porteur d’un sens, et qu’il est encore capable de produire de la solidarité davantage que de la concurrence.