«Plutôt que de s’attaquer au « coût du travail”, il est temps de se préoccuper du pouvoir d’achat», estiment Jérome Guedj, Marie-Noëlle Lienemann, Emmanuel Maurel, membres du bureau national du Parti socialiste et Daniel Vasseur, économiste : «Tout parier sur la politique de l’offre et négliger le soutien à la demande serait une grave erreur.» Tribune publiée sur Mediapart.
En matière de politique économique, les dogmatiques se réfugient toujours derrière les adages inspirés du « bon sens ». Ainsi, sans le dire, de nombreux dirigeants semblent tenir le fameux « théorème de Schmidt » pour irréfutable. On se souvient peut-être que l’ancien chancelier allemand avait, dans les années 70, résumé ainsi sa pensée économique : «les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain». Cette vieille proposition, comme le retour actuel d’une rhétorique en faveur de la « réhabilitation de l’entreprise » très vintage « années 80 », n’est ni vraie ni fausse. Sa pertinence n’a jamais été scientifiquement démontrée.
En réalité, l’équilibre entre ce qui est appelée politique de l’offre et appui à la demande dépend des circonstances. Dans certaines cas, soutenir les entreprises et rétablir leurs marges peut constituer la priorité car cela permet de relancer la production et la distribution de revenus, donc d’enclencher un cercle vertueux. A d’autres moments, tout miser sur l’amélioration de la situation financière des entreprises peut devenir une erreur tragique qui aggrave le mal et enferme un pays dans un véritable cercle vicieux. Tout comme la volonté de réduire les déficits publics à marche forcée échoue en partie parce que, ce faisant, on pénalise la croissance et les recettes fiscales, la décision de privilégier systématiquement les intérêts des entreprises peut aboutir à l’effet inverse qui est escompté : les priver de débouchés.
Dès lors, il faut sortir de l’opposition simpliste entre « offre » et « demande ».Tout est une question de moment et de dosage. A l’heure actuelle, les enquêtes de conjoncture le montrent sans ambiguïté : les chefs d’entreprises souffrent principalement de l’atonie de la demande. Le niveau exceptionnellement haut du chômage ne s’explique évidemment pas par un coût du travail prétendument trop élevé ou par un manque de compétitivité. La réalité, c’est qu’en France et en Europe, l’outil de production reste sous-employé. Si cette situation était limitée à notre pays, on pourrait s’interroger sur l’attractivité de nos productions et de leurs prix. Mais la même tendance s’observe quasiment partout sur notre continent.
De même, le niveau historiquement bas du taux de marge des entreprises (28,4% en 2012) et sa chute depuis le début de la crise (31,7% en 2007), ne tient évidemment pas à un quelconque dérapage des salaires, qui au contraire n’en finissent pas de stagner ! Les entreprises ne se mettront donc pas à embaucher parce qu’on aura amélioré leur trésorerie en ponctionnant le pouvoir d’achat de leurs salariés. Au contraire, dans le contexte d’une consommation durablement affaiblie, elles pourraient bien choisir de redresser leurs marges en liquidant leurs sureffectifs… Le pire serait alors devant nous.
Dès lors, plutôt que de s’attaquer au « coût du travail », il est temps de se préoccuper du pouvoir d’achat.
Certes, la compétitivité constitue un sujet de préoccupation réel et celle de la France a dangereusement reculé pendant la décennie de gestion du pays par la droite immobile de Jacques Chirac puis « bougiste » de Nicolas Sarkozy. Il faut naturellement relever ce défi, en promouvant l’innovation, l’investissement, la qualité, la diffusion des nouvelles technologies, la transition écologique – domaines dans lesquels notre pays accuse un retard croissant – et en organisant des filières, piliers d’un indispensable redressement industriel.
Mais, tout en commençant à le faire (ce qui implique un véritable plan de relance et une stratégie de planification digne de ce nom), la meilleure façon de venir en aide aux entreprises consiste aujourd’hui à desserrer l’étreinte d’une demande stagnante voire décroissante. Et ce, quoi qu’en disent leurs représentants officiels (Medef), souvent plus proches des intérêts des grandes firmes mondialisées que des PME qui dépendent des marchés de proximité.
Pour s’accrocher au train d’une reprise mondiale, ou pour prévenir une rechute de l’activité, il n’y a rien de mieux que de maintenir notre secteur productif sous la pression d’une demande dynamique, au lieu de le placer devant l’impératif unique et absolu d’une réduction des coûts.
Pour ce faire, il faut préserver à tout prix le pouvoir d’achat des ménages et des consommateurs. N’oublions pas que le rebond inespéré, et peut-être temporaire, de l’activité au deuxième trimestre de 2013 (+0,5%) est presqu’entièrement dû à la bonne tenue de la consommation (+0,4%), la contribution du commerce extérieur à la croissance étant nulle et l’investissement des entreprises continuant de se réduire. Peut-on croire que ce « miracle » va se répéter si l’on ne se soucie pas du pouvoir d’achat des ménages ?
On nous rétorquera qu’une augmentation massive du pouvoir d’achat profite surtout aux importations ou, a contrario, que le réduire pénaliserait donc peu la production nationale. Les études prouvent le contraire : le contenu de la consommation en production nationale atteint plus de 85% et il est encore plus élevé dans le cas des ménages les moins favorisés, la part des importations étant plus faible qu’on l’imagine habituellement, ne serait-ce que du fait de l’importance croissante des services. Toute mesure qui pèsera sur le pouvoir d’achat des couches populaires, hausse de prélèvement ou économie de dépense, pèsera donc aussi sur nos entreprises. Reporter la charge des unes sur les autres (CICE, projet de remplacer les cotisations patronales d’allocations familiales par la CSG ou toute autre contribution supportée par les ménages) ne sert en définitive personne. Il y a des sacrifices suicidaires et des décisions « vertueuses » qui sont des erreurs.
Pour soutenir une croissance encore balbutiante et bien insuffisante pour faire reculer à elle seule le chômage, comme pour permettre à nos entreprises exportatrices d’être prêtes au moment d’une reprise mondiale, la gauche au pouvoir en France doit proposer un nouveau policy mix et une vision alternative aux stratégies qui ont affaibli notre pays depuis de nombreuses années.
D’où l’urgence d’un grand plan de relance pour moitié consacré au soutien à la consommation et pour l’autre part sur des grands programmes d’investissements modernisateurs, qui ont un puissant effet d’entraînement à court terme, tout en améliorant la compétitivité du « site de production France ». Il serait largement autofinancé du fait de son impact positif sur l’activité et l’emploi, très fort en cette période de conjoncture difficile, comme l’ont reconnu les organismes internationaux, à commencer par le FMI. Les compléments indispensables à ces engagements sont une réforme fiscale majeure (en cohérence avec les engagements de campagne de François Hollande) et une orientation prioritaire de l’abondante épargne des français en faveur de l’économie productive nationale.
Il est temps de «changer de braquet», et de parier sur une approche plus globale, plus systémique, qui marie économie, écologie et société, qui réconcilie intervention publique et initiative privée, mais aussi offre et demande. Les projets de budget et de loi de finances sociales pour 2014 doivent représenter une étape dans cette démarche en limitant au maximum les atteintes au pouvoir d’achat des ménages, en particulier des plus modestes, déjà amplement mis à contribution alors qu’ils souffrent depuis 5 ans des effets de la crise. C’est une nécessité à la fois économique, sociale et politique.
Jérome Guedj, Marie-Noëlle Lienemann, Emmanuel Maurel, membres du bureau national du Parti socialiste et Daniel Vasseur, économiste
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