La publication du livre de Luuk van Middelaar a été considérée comme un événement intellectuel. Unanimement loué, plusieurs fois primé, traduit en français dans une prestigieuse collection (La bibliothèque des idées des éditions Gallimard), « le Passage à l’Europe » se veut le « récit de la naissance de l’Europe politique ». L’auteur, philosophe et historien, est parrainé par un maître prestigieux (le directeur de thèse de van Middelaar n’est autre que Marcel Gauchet), et occupe une position institutionnelle en vue : il est un proche collaborateur du président du Conseil Européen, Herman Van Rompuy.
Le succès critique de l’ouvrage tient en partie à sa singularité dans la littérature actuelle consacrée à l’Union Européenne. Ni manuel destiné à des étudiants, ni essai pour spécialistes (on peut lire « le passage à l’Europe » en ignorant tout de la jurisprudence de la CJUE ou du contenu des traités européens successifs), ni pamphlet souverainiste, ni profession de foi fédéraliste. C’est sûrement par « ce qu’il n’est pas » qu’il séduira le lecteur français : nous sommes habitués aux analyses engagées, fourmillant de préconisations. Or « Le passage à l’Europe » ne dit pas « ce que l’Union doit être », il prétend la montrer simplement « telle qu’elle est », fruit d’une construction de plus de 60 ans. Il ne s’intéresse pas davantage aux « finalités » de l’Union.
Cette apparente neutralité implique une approche distanciée : il n’y a dans ce livre ni naïveté, ni fascination, ni dénonciation, ni déploration. À l’image de « l’Europe des bureaux », l’ouvrage est rationnel, factuel, dépassionné. Et l’on ne saurait dire si le regard que porte l’auteur sur cette « histoire » est celui d’un sceptique, ou s’il participe plutôt de cet optimisme tranquille de l’élite dirigeante européenne. Cela n’exclut ni l’humour, ni l’entrain : un brin moqueur pour les exaltés en quête de mythes fondateurs comme pour les eurosceptiques nostalgiques d’un monde révolu, van Middelaar excelle à faire revivre les grandes étapes (rarement perçues comme telles à l’époque, et parfois même sous estimées aujourd’hui) de la construction européenne façonnée par de grands hommes et des serviteurs anonymes.
Le lecteur appréciera sans aucun doute le récit de la genèse de l’arrêt Van Gend en Loos de 1963, celui de la laborieuse construction du fameux compromis de Luxembourg de 1966 ou encore celui, passionnant, du sommet de Milan de 1985, au cours duquel le Président du Conseil italien Bettino Craxi fait preuve d’une audace insoupçonnée, entrainant malgré eux ses collègues dans un processus qui aboutira à la rédaction de l’Acte Unique.
Fallait-il pour autant convoquer Machiavel et « les caprices de la fortune » pour expliquer que l’histoire européenne est fille de la contingence autant que de l’action des hommes ? Que c’est parce que les dirigeants de l’Union ont été confrontés à des « événements » inattendus qu’ils ont trouvé des solutions en imaginant des mécanismes inédits ? Pas sûr.
Reste qu’ici, les anecdotes font sens et viennent à l’appui d’une ambitieuse démonstration théorique. Car Van Middelaar entend saisir la « nature politique de l’Union ». Pour ce faire, il reprend à son compte les thèses qui ont montré que l’ « intégration communautaire » est faite de mini « putschs » juridiques ou politiques (la révolution opérée par la cour de justice dès les années 60, le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernements qui s’impose comme décideur ultime dès les années 70 alors qu’il n’est pas membre du « triangle institutionnel ») et de ruptures silencieuses (le discret passage de l’unanimité à la majorité).
Mais il va plus loin en montrant les limites de l’analyse traditionnelle (celle qui oppose paresseusement souverainisme et fédéralisme, méthode communautaire et méthode intergouvernementaliste) et en déconstruisant les trois discours dominants sur l’Union : celui de « l’Europe des Etats », de « l’Europe des citoyens », de « l’Europe des bureaux ». Il tente aussi de distinguer les « trois sphères » qui coexistent et constituent l’Europe d’aujourd’hui. La sphère externe (le vieux « concert des nations »), la sphère interne (celle issue des traités, dominée par la Commission), et, celle à laquelle il prête le plus d’attention, la sphère intermédiaire, dont le Conseil européen est le représentant.
De même, la description des « trois stratégies » (menées la plupart du temps simultanément) mises en place par les gouvernants pour convaincre les populations du bien fondé de l’Europe est vraiment stimulante. Evidemment, il fut savoir passer outre la provocation initiale de l’auteur qui fait mine de ne voir dans les citoyens des Etats membres qu’un « public » que les dirigeants doivent séduire (d’où l’expression « chasse aux applaudissements »).
Provocation assumée par van Middelaar, qui s’amuse de cette « tarte à la crème » que constitue, selon lui, la référence, très en vogue ces vingt dernières années, au « déficit démocratique » qui caractériserait l’Europe politique. L’auteur ne nie pas l’ampleur du problème. Il se contente de rappeler ici qu’il n’est en rien nouveau (l’Europe s’est construite non pas contre les peuples, mais à coté d’eux, parfois malgré eux ou en dépit d’eux), et, surtout, que l’émergence d’un Parlement élu au suffrage universel et doté de plus en plus de pouvoirs n’y a rien changé, contrairement à ce qu’escomptaient les fédéralistes ou les partisans d’une « stratégie grecque » (« l’art de séduire le chœur »).
D’où l’utilité d’essayer (et de combiner) d’autres stratégies : « à l’allemande » (dans la lignée de la pensée de Fichte, théoricien de la « nation » allemande), consistant à construire des éléments d’identification commune à tous les citoyens de l’Union ; « à la romaine » (selon le bon vieux principe « du pain et des jeux »), en multipliant les réformes censées faciliter et améliorer la vie quotidienne des habitants des Etats membres.
Et, finalement, cette provocation n’en est pas une. Il est réaliste de constater que les citoyens sont les grands absents de la construction européenne. À de très rares exceptions près, les » avancées » (institutionnelles, juridiques, économiques) ne sont jamais ni expliquées, ni même assumées par les gouvernements des États membres. Et les gouvernés forment bien un « public », à l’instar de ces spectateurs qui regardent une pièce qui se joue sans eux ! Aux sensibles ou aux idéalistes qui s’irriteraient de cette apparente indifférence, van Middelaar répliquerait sûrement que, en vertu du précepte spinoziste, il n’a voulu « ni rire, ni pleurer, mais comprendre ».
Reste quand même un oubli, et quel oubli ! Ce n’est pas parce qu’on écrit une « histoire politique » qu’on peut faire l’impasse sur les facteurs économiques. On le sait, les deux bras armés au service de la construction européenne sont le droit et le marché. L’auteur à montré le caractère décisif de la jurisprudence de la cour. Il évoque peu, en revanche, le rôle du monde de l’argent qui est pourtant un acteur clé de la dynamique européenne. C’était d’ailleurs l’intuition de Monnet (la lecture de ses Mémoires est, de ce point de vue, éclairante) : le « doux commerce », c’est l’assurance de la paix perpétuelle. L’Europe se doit d’être, avant tout, utile aux commerçants et aux banquiers, en espérant qu’elle le sera, un jour, aux consommateurs, qui sont aussi des travailleurs et des citoyens. La concurrence libre et non faussée va s’imposer comme un dogme incontesté, la libéralisation et la dérèglementation comme des fins et non des moyens.
Bref, l’auteur ne dit pas grand-chose du contenu idéologique de la construction européenne, et de cette substitution progressive de la logique de compétition généralisée à la logique de coopération.
C’est en cela que son parallèle entre l’unification nord américaine des années 1780 (réussie) le processus constitutionnel de l’Europe dans les années 2000 (provisoirement raté) n’est pas pertinent. Car l’échec du traité constitutionnel ne saurait se résumer à une crispation nationale devant des nouveaux transferts de souveraineté. Le rendez-vous constitutionnel a été raté par l’élite dirigeante qui, au sein de la Convention, n’a pas voulu limiter le traité à sa première partie, c’est-à-dire aux seules dispositions institutionnelles. Les constituants américains du XVIIIème siècle ne se prononcèrent pas sur des éléments de politique publique, mais sur l’organisation des pouvoirs et les valeurs fondamentales. Inspirée par l’idéologie ultra libérale, les rédacteurs du traité de 2005 utilisèrent le mythe constitutionnel pour imposer une « société de marché » dont les peuples ne veulent pas. L’Europe Giscard/Barroso usurpa le prestige de la Convention Franklin/Jefferson et de la Constituante Mirabeau/Robespierre en faisant passer leur volonté de rendre le néolibéralisme éternel en désir d’intégration communautaire : les électeurs consultés ne s’y sont pas trompés.
Il est un autre manque dans ce livre. Curieusement, l’auteur n’étudie que très superficiellement les conséquences de l’élargissement des années 2000 (quelques pages à peine) comme si l’arrivée d’une dizaine de nouveaux États membres n’était qu’une étape parmi d autres! Il est pourtant difficile de nier le caractère décisif de ce choix. Mal préparé, mal négocié, le passage de 15 à 25 puis 27 a profondément affecté « la nature politique » de L’Union! Il a renforcé la position des tenants de l’Europe « marché » au détriment des partisans d’une Europe politiquement intégrée. Il n’a fait l’objet d aucune discussion publique vraiment sérieuse. Van Middelaar ne se prononce pas vraiment sur ce sujet majeur, qui nous a tous personnellement interpellés, déchirés que nous fûmes entre la conviction de devoir obéir à un impératif moral (l’accueil de nos frères de l’Est ayant longtemps souffert du joug soviétique) et l’anticipation des risques économiques et sociaux potentiels d’une telle mutation (la crainte du dumping social et fiscal).
Peut être est-ce simplement parce que cet épisode ne fait déjà plus partie du « commencement » ? Qu’il s’inscrit déjà dans « la suite » qui va consolider « l’ordre politique européen »…ou pas.
Emmanuel MAUREL