Un article paru dans la Revue socialiste (numéro de juillet 2012). S’il est bien un lieu commun de la politique française, c’est que le Parti socialiste est avant tout un « parti culturel ». L’« ode à la culture » est devenue un passage obligé pour tout dirigeant progressiste digne de ce nom, et il est communément admis que le socialiste est, naturellement, « du côté des créateurs »… et réciproquement. Pour les socialistes exclus du pouvoir, les « discours sur l’art » ont longtemps précédé (et préparé) les « politiques culturelles ».
Dès les prémisses du socialisme français (le premier 19eme siècle), la question esthétique occupe une place de choix dans la littérature théorique. Avec des variantes importantes, les saint simoniens, les fouriéristes, les socialistes chrétiens (et notamment Pierre Leroux) interrogent le rapport entre l’art et la société, et s’accordent sur deux points essentiels, qu’on résumera ainsi en termes « modernes » : l’art est le véhicule (ou le reflet) d’une idéologie dominante produite par un système naturellement mauvais, le capitalisme, et par une classe naturellement décadente, la bourgeoisie. Le nécessaire changement social et l’avènement d’une humanité nouvelle passe donc par un art nouveau. Promouvoir « l’art social »[1], c’est assigner aux oeuvres et aux créateurs une mission politique: montrer le vrai, dire le juste, allier le beau et l’utile dans une société que les injustices rendent laide et décadente.
A la recherche de l’art social
Ces préoccupations rejoignent le souci de certains artistes, qui, s’ils ne se reconnaissent pas dans les petites « sectes » socialistes, ont pris conscience de la nécessité de représenter la vie du peuple dans leurs œuvres. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les Mystères de Paris (1842) d’Eugène Sue ou le compagnon du Tour de France de Georges Sand (1841) seront ainsi enrôlées du côté de l’art social, comme plus tard les Misérables de Victor Hugo. Or si Sand était acquise aux idées de Pierre Leroux, Eugène Sue a commencé à écrire les Mystères simplement pour « intéresser le beau monde aux dessous pittoresques du mauvais [2]» (préface Bouquins). Mais le succès inouï de son roman feuilleton fait de lui, et malgré lui, une sorte d’annonciateur de 1848 et le symbole vivant des artistes épousant la cause du peuple. L’attention portée ainsi aux gens de peu, aux travailleurs des manufactures, aux paysans, aux « bas fonds » même, n’obéit pas forcément à des visées politiques : mais, dans un contexte de grandes mutations économiques, la simple évocation de la « question sociale » a quelque chose de subversif.
Notons que le débat qui s’esquisse porte plutôt sur le sujet de la représentation que sur les formes de la représentation. L’idée saint simonienne selon laquelle «la vaillance artistique devait forcément avoir pour pendant la vaillance sociale, et que la révolution des formes accompagnerait forcément une révolution plus globale[3] » ne s’impose pas. Et même quand Proudhon, dès 1850, prend la défense de l’oeuvre d’un Gustave Courbet dont le « réalisme » heurte le bon goût bourgeois plutôt porté vers l’académisme, c’est plus l’ « utilité morale », le contenu de l’oeuvre qui lui importe plutôt que les innovations formelles (la lecture de son essai publié à titre posthume, Du principe de l’art et de sa destination sociale, le confirme). Au 19ème la coïncidence entre avant-garde politique et avant-garde artistique, si répandue au siècle suivant, ne va pas de soi.
Avec l’émergence du mouvement ouvrier et la naissance du socialisme comme doctrine cohérente portée par des organisations identifiées, la question esthétique devient vraiment un élément du débat politique. Parce que le socialisme est à la fois une critique et un projet, les artistes sont invités à penser la création à la fois comme dénonciation et comme proposition. La tentative la plus originale de concilier la pratique artistique et le projet socialiste est à mettre au crédit d’une personnalité un peu en marge, l’anglais William Morris, qui tente de donner un débouché concret à ses idées développées notamment dans sa conférence « l’art en ploutocratie » (1883) et sa brochure « Art and Socialism » (1884). Morris, très tôt militant de la Socialist League, ne se contente pas de proclamer que « la cause de l’art, c’est la cause du peuple ». Pour lui, le capitalisme exploite les travailleurs tout en les maintenant dans un environnement quotidien d’une effrayante laideur (production de masse d’objets standardisés obéissant à la seule logique du profit maximum). Le socialiste conséquent doit donc promouvoir le « droit au beau » pour tous, mais aussi le droit à la création pour tous (qui suppose de refuser la distinction entre artiste et artisan) qui s’imposeront dans la cité future. Ici, l’art ne se résume pas à ses expressions « nobles » (peinture, poésie, musique, etc…) mais doit être entendu plutôt comme « cadre de vie ». Précurseur de l’art nouveau et du design, Morris s’intéresse à l’architecture, mais aussi à la décoration intérieure et à tous les arts appliqués. Il mettra d’ailleurs en pratique cette conception du socialisme comme « art de vivre » en créant une coopérative ouvrière aux résultats florissants, la Morris and Co, spécialisée dans la fabrication de vitraux, de textiles te de papiers peints[4]
Retrouvez l’intégralité de cet article dans le numéro 47 de la Revue Socialiste
Emmanuel MAUREL
[1] Sur la naissance de « l’art social », voir le livre très complet de Neil McWilliam : Rêves de
bonheur. L’art social dans la gauche française (1830-1850), Les presses du réel, 2007. Voir aussi
les nombreux et passionnants travaux de Marc Angenot, dont « Champ contre-champ, sur
l’invention de l’art social », disponible sur www.marcangenot.com
[2] Les Mystères de Paris, Eugène Sue, collection Bouquins, introduction, page 13
[3] Laurence Bertrand Dorléac, « l’artiste » dans la France, d’un siècle à l’autre, dictionnaire
critique, Hachette, direction de JP Rioux et JF Sirinelli
[4] Voir à ce sujet les pages émouvantes que lui consacre Michel Houellebecq dans son dernier
roman, la carte et le territoire.