Aux Etats Unis, les “pères fondateurs” continuent d’occuper le devant de la scène politique Faut-il remercier Barack Obama ? Les scénaristes géniaux de la série « West Wing » (« A la maison blanche ») ? Sûrement les deux. En tout cas, le regain d’intérêt pour la vie politique américaine est indéniable. Or quiconque y prête attention, même distraitement, ne manquera pas d’être surpris par la part importante qu’y occupent…des hommes morts depuis près de deux siècles. Ceux qui ont (un peu) écouté les cours d’anglais en lycée se souviennent vaguement du culte voué aux sévères « founding fathers », auteurs de la déclaration d’indépendance de 1776 et de la constitution de 1787. Benjamin Franklin, Georges Washington, John Adams, Thomas Jefferson, James Madison, Alexander Hamilton, pour ne citer que des plus célèbres, tels sont les « géants » (en réalité au nombre de cent) qui ont fait l’Amérique.
Ce qui est intéressant, c’est à quel point ces glorieux ancêtres continuent à hanter la mémoire collective, au point d’être régulièrement convoqués lors des débats publics. La journaliste Corine Lesnes, dans son livre « Aux sources de l’Amérique », ne s’est pas livrée à une énième biographie de ces hommes célèbres. Elle a cherché à montrer le rapport intense (et si vivant) que les américains d’aujourd’hui entretiennent avec les héros d’hier.
« Qu’aurait fait Washington ? Qu’en aurait pensé Jefferson ? » « Que disait Madison sur cette question ? ». Il n’y a pas que les « congressmen » qui se permettent de telles entrées en matière. Même les mass médias raffolent de ce genre d’exercices. De quoi nous dérouter, nous Français. Aucun salon parisien, en effet, au sein duquel, à l’occasion d’une discussion agitée, un participant se hasarde à évoquer le mânes de Robespierre, Saint Just, Danton, Mirabeau et consorts, pourtant équivalents hexagonaux (quoiqu’en un peu plus sanguinaires) des inventeurs de la démocratie à l’américaine.
Pays jeune, les Etats-Unis ont la passion des origines. Les ouvrages relatifs à la « creation of America » forment quasiment un genre littéraire en soi. Non que les américains soient nostalgiques d’un âge d’or révolu. Après tout, leur pays est plus puisant et riche aujourd’hui qu’au 18ème siècle. Il serait également hâtif d’interpréter ce continuel retour aux sources comme le symptôme évident d’une nation qui doute. D’autres pays sont en crise sans pour autant interpeller ainsi leurs fondateurs.
Une des raisons qui explique ce phénomène, c’est le fameux patriotisme constitutionnel. Rares sont les américains qui se refusent à la sacralisation du texte de 1787. Une constitution courte, parfois ambiguë, peu amendée, qui régit aujourd’hui encore l’organisation des pouvoirs publics. Les « demi dieux » qui ont permis cette stabilité institutionnelle, inventeurs des fameux « checks and balances » (le système complexe de « freins et contrepoids » censé empêcher les abus de pouvoir et permettre l’épanouissement des libertés individuelles), se doivent d’être dignement célébrés.
Mais au-delà, les américains pensent que les pères fondateurs ont toujours des choses à dire. Francophilie contre francophobie, fédéralisme contre droit des Etats, intervention publique et contre marché sans entrave, diplomatie extérieure ou isolationnisme, la plupart des questions qui font débat en 2009 étaient déjà abordées par les vénérés ancêtres.
A l’occasion de l’opération en Irak, des commentateurs sont même allés jusqu’à convoquer Washington (qui entra en guerre contre la piraterie barbaresque !) ou Jefferson (son exemplaire du Coran, fébrilement annoté, a été commenté jusqu’à plus soif depuis le 11 septembre).
Mais la palme de la récupération spectaculaire revient sans conteste à John Adams. Ce président plutôt oublié a connu un retour en grâce au début de années 2000, par l’entremise des républicains. Adams avait en effet promulgué, en 1798, un « Alien and sedition acts » qui permettait de suspendre les libertés des étrangers : les amis de Bush y ont vu l’ancêtre du tristement fameux « Patriot Act ». Les anti-guerre n’ont pas tardé à répliquer : des autocollants ont fleuri sur les voitures, reproduisant l’extrait d’une lettre du grand homme à sa femme Abigail : « Great is the guilt of an unnecessary war » (grande est la culpabilité d’une guerre injustifiée).
Bref, le dialogue avec les « founding fathers » (et l’instrumentalisation de leurs faits et gestes qui va avec) ne cesse jamais. Barack Obama n’est pas le dernier à s’y référer, tout en relevant, pourtant, ce qui constitua longtemps un non-dit absolu : l’esclavage. Car la plupart des fondateurs furent des esclavagistes honteux ou assumés, à l’exception notable d’Alexander Hamilton et de John Adams.
Corine Lesnes n’occulte rien de ce péché originel, pas plus qu’elle ne dissimule les préventions des grands hommes à l’encontre de la populace et la démocratie (sur les fondements idéologiques du système américain, on se rapportera utilement au livre génial de Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, chez Agone).
Aux sources de l’Amérique, livre instructif et plaisant, est riche de mille anecdotes. La fin Hamilton tué en duel, à 49 ans, par le vice-président des Etats-Unis, Aaron Burr ; la querelle des héritiers de Jefferson, blancs et noirs (car le président eut 5 enfants de son esclave, Sally Hemings), a grands coups de tests ADN ; L’histoire de la création de Washington, ce losange sur le Potomac sorti du cerveau d’un architecte français, Pierre Charles l’Enfant et construit…par des esclaves (« Black men built the capitol »).
Bref, tous ceux qui savent qu’on en apprend beaucoup sur les peuples en étudiant la façon dont ils relisent leurs histoire et revisitent leurs héros seront intéressés par ce livre.
Aux sources de l’Amérique, Corine Lesnes, Ed. Buchet et Chastel