Doit-on se fier aux photos de couverture des livres ? Celle qui illustre le roman d’Alessandro Piperno, « Avec les pires intentions, aux éditions folio, est d’un kitch qui frôle le mauvais goût. Une très belle jeune femme en tenue de soirée, port altier, silhouette impeccable, tenant en laisse… un guépard. En arrière-plan, des portraits photos d’enfants bourgeois. Le tout censé illustrer les thématiques centrales du récit : la famille, le sexe, l’amour, l’étude d’un milieu social, la bizarrerie l’humour. Il n’est pas impossible, pourtant, que l’auteur, un trentenaire italien, aime pourtant ce cliché étrange, lui qui ne craint ni l’exagération, ni le mauvais goût.
« Avec les pires intentions », c’est d’abord l’histoire d’une famille, les Sonnino, appartenant à la bourgeoisie juive romaine. Et surtout celle du patriarche, Bepy, Don Juan grisonnant, entrepreneur hasardeux, aussi flamboyant que pathétique. Ce vieux beau lubrique, professe un hédonisme et une indifférence à l’égard de l’Histoire (lui, dont les parents et amis ont disparu dans les camps) qui lui valent de solides inimitiés. Sa femme, ses enfants, et ses petits enfants (dont Daniel, le narrateur), sont les spectateurs fascinés de ses frasques, et, ce qui gâte un peu les choses, les victimes collatérales de sa ruine.
La première partie du livre est consacrée à la description hilarante et subtile du clan : parcours chaotique, sorties de route (la fuite du fils Teo qui part s’installer dans « ce pays insensé », Israël), alliance contre nature (le mariage du père de Daniel, Luca l’albinos, avec une italienne aux parents antisémites : ce qui nous vaut un morceau d’anthologie, la rencontre entre Bepy le vieux juif flambeur et libertin et Alfio, le père de la promise, provincial borné, « bébusqueur de bavards » champion de l’épargne sans risque, etc…) et, évidemment, névroses en tout genre. Car la famille Sonnino, comme les autres, ne produit pas que des individus équilibrés et sains. Daniel, de ce point de vue, n’échappe pas à la malédiction.
Son adolescence perturbée, ses amours contrariés, ses problèmes d’identité sont le sujet de la deuxième partie du roman au titre génialement évocateur : « quand l’envie de classe a dégénéré en amour désespéré ». Il paraît que certains commentateurs ont trouvé vulgaire le récit déjanté des premières foirades du jeune homme, obsédé sexuel et idéaliste, confronté au mépris de l’aristocratie italienne qu’il fréquente assidument. Nous pensons au contraire qu’il s’agit là d’une réussite totale. Certes, avec Piperno, nous sommes loin du « Bildungsroman » compassé et asexué. Mais la cocasserie et la trivialité n’empêchent pas une approche fine de cette période de la découverte de l’humiliation et de la désillusion qu’est l’adolescence. Tout, jusque dans la chute finale (une longue phrase récapitulative close par une pirouette faussement vulgaire), confirme que nous avons affaire à un écrivain bougrement doué.
Car, comme tous les bons livres, « Avec les pires intentions » est en effet un hymne à la littérature, qui multiplie pastiches et clins d’œil. Difficile de ne pas penser à Philip Roth, à Italo Svevo, à Fitzgerald parfois (les soirées dorées et alcoolisées des classes supérieures dans les villas somptueuses) voire à Woody Allen, mais aussi (les puristes vont hurler) au grand Marcel auquel l’auteur a consacré un livre (Proust antijuif, éditions Liana Levi), pour la syntaxe complexe, la progression rhizomatique du récit et la version « on the rocks » de la réminiscence proustienne.
Comme l’ont été les italiens, laissez-vous emporter par le talent de Piperno.
Avec les pires intentions,
Alessandro Piperno,
Editions Folio.