« Dans les autres pays, on admire les écrivains, chez nous, on leur casse la gueule ». Evgueni Zamiatine sait de quoi il parle: après avoir tâté de la geôle tsariste, il fut également emprisonné par ses amis bolcheviques ! Les blancs comme les rouges ne lui pardonnaient pas d’être un écrivain libre, truculent et caustique!
A la lecture du superbe Au diable Vauvert, on comprend que les censeurs apprécièrent moyennement ce frère de Gogol à la plume alerte et dévastatrice. Dans cette histoire, mi loufoque, mi tragique, des officiers russes, confinés dans une garnison du bout du monde, tuent le temps en se livrant à d’invraisemblables jeux et banquets. Le héros qui se retrouve précipité dans cet univers brindezingue aura du mal à se faire accepter, connaîtra l’amour, la peur et le désenchantement.
Louons les éditions Verdier de publier ce récit (suivi d’Alatyr, du même acabit), dans une traduction magnifique. Car ce qui impressionne au premier chef chez Zamiatine, c’est un style inimitable : une savoureuse restitution du langage oral, une science achevée de la musique et du rythme, des images follement originales : « La paume d’ Andreï Ivanytch s’enfonça dans une espèce de blanc-manger, dans la gelée de fécule dont étaient faites les joues flasques de Glousliaïkine. C’était répugnant : il en avait la main toute barbouillée »
Ajoutons que notre russe a le génie de la comparaison décalée: « Dans les forêts déboisées, on rencontre des clairières où subsistent trois arbres oubliés. Leur présence rend l’ensemble plus laid et plus vide encore. C’était également l’impression que laissait le salon de la générale ».
Et un immense talent pour camper d’un trait un personnage : « Il y a en chaque homme un trait qui, au premier coup d’œil, le distingue de mille autres. Chez Andreï Ivanytch, c’était un front large et vaste comme la steppe. »
Il est temps de (re)découvrir cet « hérétique chronique » !
Evgueni Zamiatine, Au diable Vauvert,
Editions Verdier, 12, 50 euros.