Surtout, ne pas se laisser déconcerter par la forme. Si le premier roman de Laurent Quintreau se lit d’une traite, il surprend au premier abord. Onze longues phrases
(11 parties, soit les neuf cercles de l’enfer de Dante plus le purgatoire et le paradis) ponctuées par de seules virgules. Une série de flux de conscience, de monologues qui restituent les tempêtes crâniennes de cadres sup pressurés, rassemblés pour le traditionnel « brainstorming » de la matinée.
Onze dirigeants d’une grande entreprise qui se jaugent, se dévisagent, se méprisent, se combattent et se tueraient si cela était possible.
En 120 pages, Quintrau fait plus que n’importe quel manuel d’alter-économie. Il montre la brutalité du monde capitaliste contemporain, la réduction des relations humaines à des rapports marchands, le primat absolu du cynisme et de la force, la prostitution généralisée, la frustration et la crainte de l’humiliation permanente.
Si Marge Brute dénonce les effets d’un système qui traite les salariés comme des kleenex, il a le mérite de décrire aussi les ravages de l’idéologie dominante (une sorte de néo-darwinisme) sur les cerveaux de ceux qui se croient un peu vite des « décideurs ». En réalité, chacun d’entre eux, si puissant soit-il, passe autant de temps à trembler qu’à faire trembler, et perd autant d’énergie à humilier qu’à être humilié. Dans l’enfer capitaliste, il n’y a ni répit ni espoir de salut. On perçoit malgré tout, chez ces salauds ultramodernes, une sorte d’aspiration enfouie à une autre existence, plus fraternelle et moins épuisante. Mais Quintreau ne dit pas, en tout cas pas vraiment, comment échapper au cauchemar.
Marge brute,
Denoël, 13 euros.