« Stalinien ». Dans notre beau pays, il fut un temps où l’on était fier d’être qualifié de la sorte. Oui, des centaines, voire des milliers de français s’enorgueillissaient de cette filiation avec le petit père
des peuples. Oui, des intellectuels de renom, des poètes, des artistes mondialement admirés, communièrent ensemble dans le culte du « Coryphée de la Science ». Sans complexe, sans état d’âme, aveuglés par choix et non par ignorance. Car aux côtés des militants sincères, bernées par la propagande officielle du Parti, de nombreux responsables savaient : les procès ignobles, les déportations massives, les purges internes, les délires des scientifiques officiels du régime. Ils savaient mais, tels des croyants, estimaient que la fin (le bonheur éternel de la société communiste enfin réalisée) primait sur les moyens. Que les ennemis (le capitalisme, les Etats-Unis, le sionisme) imposaient une discipline de fer et un alignement pur et simple sur les positions de la patrie du socialisme. Combien se sont ainsi fourvoyés, de bonne ou de mauvaise foi ?
A la sortie de la guerre, le parti des fusillés jouissait d’un immense prestige. Le vainqueur de Stalingrad également. Une génération entière se jette dans les bras de Thorez, le « fils du peuple » revenu de Moscou. Le problème n’est donc pas d’avoir été stalinien. C’est de l’être resté.
Jean Kanapa (1921-1978) est de ceux-là. Cet intellectuel brillant, romancier à ses heures, a été un élève prometteur de Sartre. Il a rencontré le Parti. Et s’est donné à lui corps et âme, comme on se donne au diable. Kanapa, directeur de la Nouvelle Critique, est l’homme des basses besognes, le grand inquisiteur qui traque déviants et mal pensants avec une mauvaise foi hallucinante et une rhétorique de furieux. Sa plume acérée, il la gâche en s’enfermant dans le rôle du chef de meute, de délateur aux ordres de Moscou, pourchassant sans relâche les « petits bourgeois » et les « fascistes » (c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas d’accord avec Thorez et ses successeurs). Il fait sienne cette terrible devise des staliniens, « mieux vaut avoir tort avec le Parti que raison contre lui », au nom de laquelle il se fâche avec ses amis proches, voire ses maîtres. Ses attaques contre Sartre sont minables : le futur prix Nobel finit par répondre, agacé, dans les Temps modernes : « le seul crétin, c’est Kanapa ».
Pourtant, il y a un homme derrière la brute. Un intellectuel raffiné, un amoureux des femmes et des livres, un écrivain de talent, un militant sincèrement convaincu de l’idéal qu’il croit défendre. De ce paradoxe apparent, Michel Boujut a fait un livre, le fanatique qu’il faut être, l’énigme Kanapa, qui est à la fois une enquête, un témoignage, un roman. Il nous entraîne, cinquante ans après dans « l’autopsie sentimentale d’un cadavre encombrant ». Il ne s’agit pas d’une oeuvre de réhabilitation, encore moins d’un exercice d’admiration. Boujut a voulu comprendre un responsable qui s’est prêté de bonne grâce, comme par masochisme, à toutes les caricatures. De reconstituer l’itinéraire d’un homme dans sa complexité. De faire voyager le lecteur dans l’imaginaire et la culture communiste d’avant le déclin.