Jacques Vaché par Bertrand Lacarelle

Jacques Vaché est à l’histoire littéraire ce que sont les comètes en astronomie. Phénomènes plutôt rares, apparitions furtives, à l’origine d’un halo extrêmement lumineux, d’une étrange beauté.

Le mérite du livre de Bertrand Lacarelle est de remettre au goût du jour cet incroyable personnage, inconnu du grand public, mort à 23 ans, dont l’influence fut pourtant décisive. « Personne n’est plus intimement lié à la naissance du surréalisme que ce jeune homme de l’ombre »

Vaché n’a rien écrit, ou presque. Quelques lettres, deux minuscules nouvelles. Vaché n’a quasiment pas vécu : né en 1895, il meurt début 19, quelques jours après avoir été démobilisé. On en viendrait presque à douter de son existence, si un jeune admirateur, littéralement fasciné, n’avait pas entrepris une des plus formidables entreprises de mythification qu’ait connu la littérature. « Vaché est l’homme que j’ai le plus aimé au monde » : voilà ce qu’écrit André Breton, qui ne se dédira jamais. Trente ans après, dans une énième préface aux « lettres de guerre » de son ami, Breton s’affirme encore inconsolable.

Pour l’auteur de Nadja, Vaché est un prophète, un précurseur, un dieu. Quand il le rencontre à en 1915 (Vaché est blessé, Breton médecin militaire) c’est le coup de foudre. Le jeune soldat nantais subjugue par sa vivacité, son intelligence, son humour, sa culture, son talent, son étonnante excentricité.

Jacques a quelques lettres de noblesse : au lycée, entre deux provocations et canulars, il écrit et dessine dans des petites revues fondées avec des camarades. Il est le chef d’une secte potachique, les Sârs, férus de littérature et d’art, liés par la détestation de la société bourgeoise et par la volonté affichée de participer à la destruction méthodique de la culture académique. Ils s’adonnent à une écriture automatique et spontanée, préfigurant les jeux dadaïstes ou surréalistes.

Vaché s’inscrit aux Beaux-arts mais la guerre éclate peu après. Et c’est sur le front que Vaché donnera toute la mesure de son talent. D’abord par son comportement : s’il ne manque pas de courage (il fut blessé à cinq reprises), il met un point d’honneur à rester présentable. «  Je ne me résoudrai jamais à être le poilu classique, sale et pouilleux -alors que je peux être bien rasé et avoir une cravate propre ». Véritable « dandy des tranchées », il exige de ses proches l’envoi de foulards en soie, paire de lunettes en or et autres accessoires essentiels.

Au front, il met un point d’honneur à rester vivant : « J’objecte d’être tué en temps de guerre » (lettre à Breton mai 1918). Et de fait, il ne le sera pas, échappant par miracle à l’effroyable boucherie.

Dans sa correspondance, il affecte un parfait détachement, au point d’écrire à sa mère, au plus fort des combats : « Je ne vois pas en somme pourquoi la guerre ne durerait pas encore deux ou trois ans c’est très champêtre et maintenant tout à fait habituel- des tanks paissent dans les champs, au lieu des vaches, c’est tout » !

A la guerre, Vaché s’ennuie. Alors il écrit des lettres, accompagnées de dessins et de croquis. A sa famille, à ses amis : des lettres étincelantes, drôles, caractérisées par un style sec, nerveux, percutant et la recherche inlassable de cette « collision flamboyante de mots rares ».

Les pages sont parsemées de tirets, l’écriture soumise à de curieuses distorsions : la révolution surréaliste germe dans les tranchées.

Vaché, assez proche d’Alfred Jarry (le père d’Ubu) et de Tristan Tzara (le fondateur du mouvement Dada), se garde de théoriser mais invente « l’umour » qui, comme le note Lacarelle, « ne relève pas seulement du comique absurde et de la dérision. L’inquiétude y occupe une grande part, celle de la vie « cachée et sournoise de tout ».

Breton diffuse les lettres de son correspondant à Aragon ou Soupault. Ils reconnaissent en Vaché leur maître même si ils ne le verront qu’à l’occasion de rares permissions, voire pas du tout dans le cas d’Aragon. Ils admirent l’auteur à venir, ils aiment les mystifications, les bizarreries et les provocations de ce « grand indifférent ».

Quand il est démobilisé, tous brûlent de l’associer, enfin, à leurs aventures artistiques. Le sort en décide autrement.

Le 6 janvier 1919, à l’âge de 23 ans, Vaché est retrouvé mort, en compagnie d’un camarade, d’une overdose d’opium.

Breton est effondré, au point qu’Aragon prend ombrage de ce chagrin : « je fus jaloux du mort / je parcours les rues sans penser à mal/ avec l’image du poète et l’ombre du trappeur ».

Très vite, Breton s’évertue à construire la légende de Vaché le précurseur génial, publiant ses lettres de guerre, multipliant les anecdotes édifiantes, bâtissant son tombeau dans un texte superbe, la confession dédaigneuse. Du «  trauma affectif » qu’il éprouve sortira également la première grande oeuvre surréalisteles champs magnétiques, écrits avec Soupault.

Lacarelle, dans un texte court et enlevé, reconstitue l’itinéraire de celui qui « incarna la quintessence de l’esprit poétique et humoristique » et dont la fortune fut, comme l’écrit Breton « de n’avoir rien produit ».

Jacques Vaché, par Bertrand Lacarelle, Editions Grasset, 16 euros. 

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