Courts-circuits

emmanuel_maurel_margot_lhermite

Pour me détendre entre deux réunions au Parlement européen, il m’arrive de braver le froid pour me rendre dans l’une des plus grandes librairies de Bruxelles. La semaine passée, je vais donc flâner à Filigranes au rayon « essais » et suis frappé par la profusion d’ouvrages (historiques, philosophiques, sociologiques, politiques) qui traitent de deux thèmes en particulier : la crise de la démocratie et celle de l’Union Européenne. Bien sûr, rien de nouveau mais le nombre de livres consacrés à ces deux problèmes (parfois traités d’ensemble, car finalement, la majorité des auteurs considèrent qu’elles sont en partie liées) en dit long sur le moment historique que nous traversons.

De la même façon que les sciences sociales décrivent à l’envi ce drame humain que constitue le déclassement chez l’individu (qu’il soit vécu intimement ou simplement redouté), ces textes donnent à voir un monde européen (on pourrait même y ajouter l’Amérique du Nord) taraudé par une crise de confiance spectaculaire, dans laquelle l’angoisse du déclin joue sans conteste un rôle important. En tout cas, il y a bien un sentiment d’insécurité fondamental auquel ne répondent pas efficacement des gouvernements rapidement fatigués, une inquiétude sourde qu’un projet riche de promesses (l’unification politique d’un continent que soudent de solides valeurs démocratiques et une culture commune) mais désormais contesté de toutes parts ne parvient pas à dissiper, quand il ne contribue pas, au contraire, à l’amplifier.

Je connais la thèse des relativistes : les périodes de grande transformation exigent un temps long d’adaptation pendant lequel il est inévitable que les choses bringuebalent. Mais à défaut de voir dans les soubresauts actuels les prémisses d’un collapsus généralisé, on ne peut que constater la multiplication des dysfonctionnements et des courts-circuits. Oui, Pour court-circuiter, ça court-circuite. Et sévèrement.

Bilan maigre et com’ tapageuse. Car si nous faisons le bilan de l’année écoulée (crise grecque, crise migratoire, Brexit, blocage institutionnel en Espagne, virage autoritaire de certains pays de l’Est, victoire de Trump), et même de la semaine passée, il n’y a pas de quoi se rassurer. Ainsi, en quelques jours, trois événements politiques (présidentielle autrichienne, référendum italien, retrait du chef de l’Etat en France) donnent une idée des épreuves auxquelles il va falloir faire face.

Lors de l’élection présidentielle autrichienne, un vieil écolo indépendant est vainqueur d’un jeune proto fasciste à la faveur d’un deuxième tour rejoué. Tout le monde se rassure en pronostiquant un « recul du populisme » : c’est oublier un peu vite que les candidats des deux principaux partis de gouvernement, partenaires d’une grande coalition décriée, plafonnent chacun à 11 %, pendant que l’extrême droite réalise plus de 35 % au premier tour et près de 47 % au second.

En Italie, Matteo Renzi, présenté comme le nec plus ultra de la modernité progressiste, est sèchement battu après trois années d’exercice du pouvoir. Incapable d’endiguer la progression du mouvement attrape-tout Cinq étoiles, idéologiquement protéiforme (emprunts à la gauche, souvenirs fascistes), plombé par un bilan somme toute assez maigre en dépit d’une communication tapageuse, le Président du conseil tombe au prétexte d’un référendum constitutionnel qu’il a eu le tort d’ultra-personnaliser, et fait courir le risque d’une nouvelle secousse économico-politique dans la zone euro.

Comme chaque référendum en Europe est désormais perdant, de plus en plus de voix s’élèvent contre son utilisation, ce qui ne manque pas d’accréditer la thèse selon laquelle les gouvernants craignent les gouvernés. Au point d’être tentés par un régime post-démocratique, comme certains commentaires délirants pendant la crise grecque ont pu le laisser penser.

En France enfin, un président de la République, élu au suffrage universel il y a quatre ans, se retrouve tellement affaibli à force d’erreurs et d’errements qu’il est contraint de renoncer à se présenter à la prochaine élection pour éviter l’humiliation suprême, c’est-à-dire l’élimination lors d’une primaire de son propre camp. Lequel camp, fracturé comme jamais, est sommé de se ressaisir à toute vitesse histoire d’affronter une échéance incertaine où la victoire de l’extrême droite n’est pas totalement exclue.

Trois situations différentes donc, mais quelques points communs.

D’abord, bien sûr, la montée en puissance de mouvements contestataires, hâtivement (et paresseusement) enrôlés sous la bannière du « populisme », qui surfent sur la persistance de la crise, l’incapacité de l’Union européenne (ou, plus souvent, des Etats membres qui la composent) à y répondre, et la prétendue fracture entre une élite indistincte et un peuple mythifié. Avec comme corollaire le cercle vicieux suivant : comme chaque référendum en Europe est désormais perdant, de plus en plus de voix s’élèvent contre son utilisation, ce qui ne manque pas d’accréditer la thèse selon laquelle les gouvernants craignent les gouvernés. Au point d’être tentés par un régime post-démocratique, comme certains commentaires délirants pendant la crise grecque ont pu le laisser penser.

Candidats interchangeables. Ensuite, l’affaiblissement généralisé de la social-démocratie, confrontée à un double défi idéologique et sociologique. Le choix majoritaire en faveur du social-libéralisme, s’il comble d’aise les tenants de l’idéologie de marché, aboutit invariablement à la perte rapide de son électorat traditionnel au profit de l’extrême droite. Minoritaire, cette gauche se retrouve condamnée à l’opposition, sauf à accepter de ne devenir qu’un supplétif des conservateurs dans le cadre de « grande coalition » de laquelle ils sortent toujours grands perdants.

Enfin, plus généralement, au malheur d’être mal représentés s’ajoute la colère d’être mal gouvernés. Avant, l’alternance était vécue comme une chance, la preuve d’une démocratie vivante et d’un débat nécessaire. Aujourd’hui, elle relève plus souvent de la seule fatalité : se succèdent les candidats interchangeables, enthousiasmants parfois le temps d’une campagne, mais pareillement décevants dans l’exercice du pouvoir.
Pour reprendre les catégories de Pierre Rosanvallon, à l’âge « présidentiel-gouvernant », les électeurs n’attendent pas « d’homme-peuple » ou de prince vertueux, juste un « homme de confiance » (ou une femme, cela va sans dire). Or ceux-ci sont rares, qui combinent parler vrai et agir efficace. Nombreux sont ceux qui se contentent de parler d’eux-mêmes : les déclarations de Hollande et Renzi avaient cela de comparables qu’elles étaient à la fois terriblement autocentrées (comptez les occurrences du « je » dans le discours du président français) et autosatisfaites (chacun se félicite de son bilan exceptionnel et n’exprime « aucun regret » chez Renzi, « un seul » chez Hollande).

C’est une banalité que de le rappeler : la crise cela de bon qu’elle recèle autant d’opportunités que de menaces. Reste que, pour les saisir, il va falloir l’audace de tout changer. Sous peine de risquer la panne ou l’incendie.

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