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L’Afrique sous pression pour des accords de libre-échange avec l’Europe

Article paru dans Mediapart 4 août 2016 – Par Fanny Pigeaud

La Commission européenne, qui cherche depuis quatorze ans et par tous les moyens à faire signer des accords de libre-échange à l’Afrique, a fixé à cette dernière une date butoir au 1er octobre, en espérant la faire céder. Mais plusieurs pays, dont le Nigeria et la Tanzanie, résistent.

MediapartAlors que le Traité commercial transatlantique (Tafta) mobilise l’attention d’une partie des Européens, la Commission européenne n’a toujours pas renoncé à imposer aux États africains un accord de libre-échange encore plus dévastateur. Comme elle l’a déjà fait à plusieurs reprises, elle a même fixé un ultimatum, le 1er octobre 2016, pour les pousser à signer ces « accords de partenariat économique » (APE), discutés depuis 2002.

La dernière fois que Mediapart a évoqué les APE, en novembre 2014, la Commission européenne venait, après d’incroyables pressions politiques, d’obtenir des dirigeants d’Afrique de l’Ouest qu’ils engagent le processus de signature de leurs pays respectifs pour un APE régional. Elle avait aussi convaincu un bloc de cinq États d’Afrique de l’Est d’accepter un accord intérimaire. Sans doute espérait-elle alors voir la question des APE rapidement réglée.

Mais, une fois encore, la Commission a de quoi être déçue. Si elle a conclu en juin 2016 un APE régional avec un groupe de six pays d’Afrique australe, les récalcitrants à la libéralisation restent nombreux : l’Afrique centrale, hormis le Cameroun qui a capitulé depuis longtemps, s’y oppose toujours, tandis qu’en Afrique de l’Ouest le Nigeria et la Gambie n’ont finalement pas signé l’APE régional, et aucun parlement n’a procédé à la ratification qui doit obligatoirement suivre la signature de l’accord. Rien d’étonnant, évidemment, à tout cela : la Commission a beau affirmer à Mediapart que les APE « soutiennent l’industrialisation de l’Afrique », prévoient « des mesures de sauvegarde », « excluent les filières les plus sensibles à la concurrence internationale », de nombreuses études montrent qu’en réalité ils auront, en ouvrant les frontières des pays africains aux produits européens, un impact très négatif sur leurs économies. « Les APE constituent la dernière tentative de l’Europe de continuer à aggraver le sous-développement de l’Afrique », a ainsi déclaré en juin le bureau Afrique de la Confédération syndicale internationale (CSI). Même la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies a prévenu que les APE risquaient de « réduire l’espace politique de l’Afrique ».

Cependant, la Commission européenne, qui voulait conclure les APE en 2007, n’abandonne pas la partie : elle cherche plutôt à accélérer le mouvement. Elle a en effet décidé de mettre fin, le 1er octobre 2016, au régime commercial transitoire qu’elle avait mis en place en 2008 pour permettre aux États ayant signé un APE de continuer à bénéficier d’un accès libre au marché européen, jusqu’à la ratification définitive et à la mise en œuvre de l’accord. Concrètement, cette mesure signifie que, en cas d’APE régionaux non ratifiés, plusieurs pays devront, à partir du 1er octobre, payer des droits d’entrée pour leurs produits exportés vers l’Europe, alors qu’ils en étaient dispensés depuis plusieurs décennies. Sont concernés : le Ghana, la Côte-d’Ivoire, le Kenya, le Botswana, la Namibie, le Swaziland. La plupart des autres États continueront à être exemptés de taxes grâce à leur statut de « pays moins avancés » (PMA). Pour faire valider sa décision, la Commission a en plus choisi de passer par des « actes délégués », ce qui va lui permettre d’éviter un vote au parlement européen.

Pour la société civile européenne et africaine, ce coup d’accélérateur est assimilable à une forme de « chantage ». La manière de faire de la Commission « est inacceptable d’un point de vue démocratique », dit l’eurodéputé socialiste Emmanuel Maurel. La Commission veut « forcer les État africains » à signer « avant même que les débats démocratiques aient eu lieu » au sein de leurs parlements, ont dénoncé neuf organisations françaises, dont la CGT et la Confédération paysanne, dans un communiqué. « La deadline décrétée par la Commission ne correspond à rien, à aucun texte législatif ou accord », souligne en outre Lala Hakuma Dadci, de l’Association internationale de techniciens, experts et chercheurs (Aitec), signataire du même texte.

Du côté de la Commission, on dément toute idée de « date butoir ». Le 1er octobre 2016 correspond à l’expiration du régime commercial transitoire, initialement fixée à octobre 2014, explique une source à la Commission, qui précise : « Nos pays partenaires sont libres de choisir de ratifier ou pas les accords qu’ils ont négociés. […] Les pays qui choisiraient de ne pas conclure les APE peuvent avoir recours à d’autres régimes préférentiels aussi longtemps que leur niveau de développement correspond aux critères de ces régimes. »

Évidemment, la situation n’est pas aussi simple. Jusqu’ici, « les demandes excessives de l’Union européenne » ont « affaibli les processus d’intégration économique régionale », ont déploré les chefs d’État des pays ACP (Afrique Caraïbes Pacifique) réunis en juin 2016. L’ultimatum du 1er octobre met de nouveau en grande difficulté les organisations régionales. En Afrique de l’Ouest, dont font partie le Ghana et la Côte-d’Ivoire, il peut entraîner au moins quatre scénarios, tous déstabilisants pour la région. Scénario 1 : Afin que les produits ivoiriens et ghanéens puissent continuer à entrer sans taxes en Europe, le Nigeria et la Gambie cèdent : l’APE régional est ratifié, les frontières des pays s’ouvrent, mettant leurs secteurs agricoles et industriels en danger et remettant, entre autres, en cause le Tarif extérieur commun (TEC) régional.

Scénario 2 : L’APE régional n’est pas ratifié et le Ghana et la Côte-d’Ivoire perdent leur libre accès au marché européen, sans que la région n’ait eu le temps de mettre en place un mécanisme pour les aider à s’adapter. Scénario 3 : L’APE régional est ratifié sauf par le Nigeria et la Gambie, qui s’organisent pour contrer les importations européennes passant par les pays voisins. Le TEC est remis en question. Scénario 4 : L’APE régional est abandonné, mais le Ghana et la Côte-d’Ivoire mettent en œuvre un APE intérimaire qu’ils ont signé en 2007 et 2008, pressés par la Commission et les lobbies industriels européens. Les autres pays doivent trouver des mesures pour protéger leurs marchés.

La société civile du Sénégal est décidée à ne rien lâcher

En Afrique centrale, ce quatrième scénario est déjà en train de se réaliser : le Cameroun, qui a signé en 2007 puis ratifié en 2014 un APE intérimaire, doit commencer à démanteler ses barrières douanières dès ce mois d’août, alors que des négociations sont toujours en cours entre l’UE et le reste de la région, qui compte sept autres pays. Pour se préserver, ceux-ci pourraient instaurer des droits de douane sur les produits originaires du Cameroun. Les échanges communautaires vont être sérieusement perturbés, comme l’affirme l’Association citoyenne de défense des intérêts collectifs. Cette organisation basée à Yaoundé s’inquiète aussi de l’impréparation des entreprises camerounaises au « choc exogène » qu’est l’APE et milite pour que le Cameroun puisse attendre la conclusion d’un APE régional complet avant d’ouvrir ses frontières.

Mais la Commission européenne a un autre plan : elle essaie en réalité d’imposer l’APE du Cameroun… à toute la région. Elle a en effet commencé par suggérer à cette dernière, en juin 2015, « d’envisager l’hypothèse de reprendre la négociation [bloquée depuis 2011 à cause de profondes divergences – ndlr] sur la base de l’accord d’étape du Cameroun », a noté le Comité régional de coordination des négociations. Quatre mois plus tard, elle a dit ne « plus avoir de temps pour discuter », indiquant qu’elle n’était « prête à revenir à la table de négociation que si la sous-région [était] d’accord pour reprendre les travaux sur la base » de l’accord ratifié par le Cameroun. Or cet APE est l’un des plus mauvais jamais signés : il prévoit par exemple une ouverture des frontières camerounaises à 80 %, alors que les négociations entre l’UE et l’Afrique centrale se basent sur un taux de 73 %. Il ne comporte pas de volet développement.

En Afrique de l’Est, le Kenya, un des six pays concernés par le 1er octobre, pourrait se retrouver dans la même situation que le Cameroun : la Tanzanie a refusé de signer le 18 juillet l’APE définitif négocié entre l’UE et la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) dont il fait partie. Le motif invoqué est le même que celui des autres opposants aux APE : l’accord menace l’avenir de l’industrie et de l’agriculture tanzaniennes. Pour ne pas avoir à payer de droits de douane, le Kenya signera peut-être, seul, l’APE.

Si la Commission européenne est décidée à ne rien lâcher, c’est aussi le cas de la société civile du Sénégal, aujourd’hui la plus active en Afrique de l’Ouest sur la question des APE : une coalition d’organisations baptisée « Non aux APE » a lancé en juin une pétition, déjà signée par 84 économistes, députés, ex-ministres, syndicalistes, universitaires pour empêcher une ratification par l’Assemblée nationale sénégalaise de ce « marché de dupes » imposé par l’Europe. Déjà vulnérable, le Sénégal le sera encore plus avec un APE : alors qu’il a aujourd’hui, en tant que PMA, un accès libre sans réciprocité au marché européen, il devra, en cas de ratification de l’APE, ouvrir à 71 % ses barrières douanières. Il perdra alors d’importants revenus mais pas seulement : « La mise en œuvre des APE va inonder les marchés de la CEDEAO [Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest – ndlr] de produits agricoles beaucoup plus compétitifs, entraînant ainsi la disparition de plusieurs filières agricoles, avec de graves conséquences économiques et sociales, comme la ruine de millions de petits agriculteurs et l’aggravation de la dépendance alimentaire de plusieurs pays », a rappelé l’économiste Demba Moussa Dembélé. « L’APE est une agression de l’UE contre les peuples de l’Afrique de l’Ouest, les PME/PMI, les paysans », estime la coalition « Non aux APE ». Mais elle a encore beaucoup à faire pour convaincre les autorités de la région, et en particulier celles du Sénégal, de renoncer aux APE : contrairement à son prédécesseur Abdoulaye Wade, le président sénégalais Macky Sall est devenu l’un des plus grands défenseurs de ces accords. Et « le gouvernement veut empêcher toute sensibilisation des citoyens sur la question des APE. Pendant longtemps, il nous a été très difficile d’avoir accès aux médias. Il a fallu radicaliser notre lutte pour qu’ils en parlent enfin », explique Guy Marius Sagna, président de la Coalition. En mai et juin, il a été arrêté avec plusieurs autres membres de la société civile lors de manifestations.

« C’est étrange de voir nos dirigeants se battre pour des secteurs dont le capital est essentiellement détenu par des étrangers », relève l’économiste Ndongo Sylla, signataire de la pétition « Non aux APE ». Les produits exportés vers l’Europe et concernés par les APE (cacao, thé, café, bananes, thon, fleurs…) sont en effet majoritairement cultivés par des groupes européens implantés en Afrique : ces multinationales sont les premières à avoir intérêt à ce que les États visés par la date du 1er octobre ratifient les APE, afin que leurs productions continuent à entrer sans frais sur le marché européen. Elles ne sont d’ailleurs pas restées inactives : c’est sous la pression des horticulteurs installés au Kenya que Nairobi a accepté en 2014 un APE intérimaire, et sous celle des producteurs français de bananes établis au Cameroun que Yaoundé a signé le sien.

Aveuglement idéologique

Contre la Commission, les anti-APE n’auront vraisemblablement pas de soutien de la part des gouvernements européens. En France, le gouvernement a laissé récemment entendre à des ONG qu’il espérait une conclusion des APE début 2017, assurant que ces derniers étaient une bonne option. Tant pis, donc, pour les solutions de rechange proposées par des économistes, comme le Français Jacques Berthelot de l’organisation SOL, lesquelles permettraient pourtant d’éviter les conséquences désastreuses des APE en Afrique… mais aussi en Europe : la pauvreté qu’entraîneront ces accords sur le continent aura forcément des répercussions ailleurs, comme l’augmentation des migrations vers l’Europe.

Du côté du parlement européen, quelques députés tentent de tirer la sonnette d’alarme. Parmi eux, la socialiste belge Marie Arena. Dans une tribune, elle a expliqué : « Les APE visent […] à mettre définitivement fin aux préférences commerciales unilatérales accordées par l’UE aux pays ACP depuis 1975 dans le cadre des conventions de Lomé. Certains prétendent aujourd’hui que ces préférences […] étaient une concession faite par l’UE aux pays ACP. […] Soyons clairs : ces préférences n’ont été accordées par l’Europe que dans l’unique but de maintenir une relation exclusive avec ses anciennes colonies et de répondre aux besoins d’importations en matières premières à tarif préférentiel. » Elle rejoint ainsi l’analyse de Lala Hakuma Dadci, qui parle d’une « logique néocoloniale consistant à profiter du statut dominant de l’UE sur les plans économiques et politiques pour pousser les pays africains à prendre des décisions qui permettront d’assurer des débouchés aux entreprises européennes ».

Cependant, la majorité des eurodéputés reste favorable au libre-échange et ceux qui pourraient être sensibles aux arguments des opposants aux APE sont sous-informés : « Les APE, sujet technique et complexe, mobilisent moins les collègues et les opinions que le Tafta ou le Ceta [Compre­hen­sive Economic and Trade Agree­ment – ndlr] », regrette Emmanuel Maurel. Il ajoute : « Je ne crois pas qu’il y ait de la part de la Commission européenne une volonté de ruiner l’Afrique. Il y a plutôt un aveuglement idéologique : elle considère que le libre-échange est une bonne chose. Chez les négociateurs, c’est la routine, “business as usual” : ils négocient tous les accords de la même façon, ne se posent pas de questions sur les conséquences, ont tendance à plaquer nos schémas européens alors que les contextes africains n’ont absolument rien à voir. » Il espère qu’une « procédure d’objection » aux pratiques de la Commission européenne en matière d’actes délégués, déposée par son groupe social-démocrate, permettra de faire enfin la lumière sur les APE et leur contenu. Cette objection devrait être débattue au parlement européen lors de sa prochaine session plénière, en septembre.

Le feuilleton APE est donc loin d’être terminé. Pour Ndongo Sylla, il s’inscrit dans un cadre plus large, comme il l’a analysé dans une tribune : « Les APE, comme le Tafta et le Ceta, ne sont rien d’autre que des stratégies politiques pour renforcer encore plus la mainmise des multinationales sur les échanges commerciaux et financiers globaux. » À Mediapart, l’économiste précise : « Nous savons que, même si nous obtenons que l’APE Afrique de l’Ouest ne soit pas ratifié, la suite sera difficile, tant nos dirigeants sont convaincus par les thèses néolibérales. Mais la lutte continuera. »

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