Chine, dumping et refondation de la politique commerciale… mon entretien avec EU Trade Insights

French journalists meet with French MEPs

Emmanuel Maurel est le député européen français (S&D) qui a orchestré une « contre-consultation publique » sur la reconnaissance du Statut d’économie de marché de la Chine, afin de protester contre une initiative similaire de la Commission, en 2016. Il a aussi été le rapporteur du Parlement européen sur le récent projet d’assistance macro-financière à la Jordanie pour aider ce pays à affronter la crise des réfugiés dans le Moyen-Orient. Il évoque avec Hermine Donceel la Chine, la politique anti-dumping et le rôle du Parlement européen dans la refondation de la politique commerciale de l’Union européenne..

Quel est votre avis sur l’approche que propose la Commission européenne sur la question de la réforme des instruments de défense commerciale ? Est-ce approprié de ne plus considérer la Chine comme une « économie non-marchande » dans le règlement anti-dumping de base de l’Union européenne ?

La Commission européenne n’a pas répondu à nos attentes sur ce point. Nous souhaitons qu’elle fournisse à l’Europe les instruments pour mieux se défendre contre les importations dumpées en provenance de la Chine – que tout le monde s’accorde pour qualifier d’« économie non-marchande » – mais malheureusement la Commission n’a pas rempli cet objectif. Elle propose une réforme très sophistiquée mais, de manière générale, elle est pétrifiée à l’idée que la Chine puisse s’engager dans une entreprise de rétorsion. Finalement, toute cette procrastination n’a pas débouché sur une solution satisfaisante.

Pour nous comme pour une majorité de députés européens impliqués dans les affaires commerciales, les réformes proposées par la Commission manquent d’ambition. Par exemple, dans l’état actuel de la législation, la charge de la preuve est placée sur Pékin. Avec la nouvelle proposition, cependant, les entreprises européennes auraient, de manière très pratique, la charge de prouver elles-mêmes la présence du dumping.

Même si la Commission entend, de manière proactive, créer une base de données accessible aux fédérations industrielles, je doute qu’elle ait les moyens de ses ambitions. Les petites et moyennes (PME) ont déjà d’énormes difficultés à déposer plainte car peu d’entre elles peuvent s’appuyer sur une fédération spécifiquement dédiée au lancement de ces enquêtes. La nouvelle proposition affaiblit encore davantage leur capacité à se défendre promptement et efficacement contre les importations dumpées.

En ce qui concerne la réforme des instruments de défense commerciale (NDLR : un autre texte récemment débloqué au Conseil], j’ai toujours déclaré que je percevais deux problèmes majeurs.
D’abord, quand l’existence de dumping est reconnue, le délai qui s’écoule entre le lancement de l’enquête et l’imposition effective du droit anti-dumping est incroyablement long, mettant ainsi en danger des secteurs industriels entiers. Ce n’est pas le cas aux États-Unis, où une enquête peut être conclue en un ou deux mois. Il faut espérer que la future réforme des instruments de défense commerciale permette à la Commission d’être plus proactive.

Ensuite, l’Europe continue de manquer d’ambition sur le niveau de droits anti-dumping qu’elle impose aux produits chinois, qui s’élèvent actuellement à un niveau compris entre 20 et 60 %. Le Président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker a finalement décidé de s’inspirer des États-Unis – qui imposent des pénalités qui peuvent atteindre jusqu’à 300% de la valeur du bien importé – et a admis que nous devions augmenter nos droits anti-dumping.

Là encore, nous sommes loin d’être parvenus à une solution efficace. Si le Conseil s’est récemment accordé sur une levée très partielle de ce qu’on appelle « la règle à droit moindre », les niveaux anti-dumping dont on parle demeurent bien en-deçà des exigences originelles du Parlement européen. Beaucoup d’eurodéputés plaident pour une dérogation beaucoup plus systématique à la règle du droit moindre, ce qui n’enfreindrait pas les obligations de l’UE à l’OMC.

C’est une grande déception de constater que le compromis interne au Parlement européen de 2013 a été complètement ignoré par le Conseil. La solution avancée est même plus laxiste que la proposition initiale de la Commission !

Cela nous mène à un troisième problème : le fait qu’une minorité d’États membres, emmenée par le Royaume-Uni, ait été en mesure de bloquer l’intégralité du processus décisionnel depuis 2013. Il est ahurissant qu’un pays qui soit sur le point de quitter l’Union européenne demeure une force majeure d’inertie.

Voilà donc où nous en sommes, avec un Parlement européen très offensif, une Commission européenne timorée et un Conseil divisé entre un groupe composé de plusieurs grands pays, menés par la France et l’Allemagne, qui sont en faveur d’un léger renforcement de notre législation, et un groupe de plus petits pays emmené par le Royaume-Uni qui soutient historiquement le libre-échange. Ce groupe se caractérise par son aveuglement idéologique. Il serait opportun que ces pays se convertissent à une approche plus pragmatique : cela permettrait d’éviter la destruction de milliers d’emplois européens dans des secteurs décisifs, comme l’acier, le papier ou le verre, du fait du dumping chinois.

L’Union européenne est-elle plus préoccupée par l’idée de ménager la Chine que par celle de défendre ses intérêts ?

La Chine est un partenaire clef pour l’Europe, mais parfois nos intérêts sont divergents. Plutôt qu’être inquiets des possibles mesures de rétorsion prises par la Chine sur les exportations de l’Union européenne ou à l’encontre des investisseurs européens, nous devrions œuvrer à la création d’un front européen uni.

Nous sommes un grand marché de 500 millions de consommateurs, nous avons la capacité d’être unis. L’avantage d’un front uni est qu’il nous permettrait de faire basculer le rapport de forces en faveur de l’Europe. Pour le moment, les Chinois considèrent qu’ils peuvent monter les pays européens les uns contre les autres – ce qu’ils font très bien. Il est temps que la Chine fasse un pas dans notre direction et apprenne à faire des compromis.

Mais l’importation de produits chinois bon marché signifie que les entreprises européennes pourront produire à moindre coût…

Je pense que même si, en théorie, quelques pays pourraient bénéficier de ces importations bon marché, la mauvaise qualité des produits chinois rend ce pari hasardeux sur le long terme. Et pour des raisons liées à la structuration industrielle des différentes économies de l’UE, les entreprises de certains pays ont beaucoup plus à perdre qu’à gagner en cas d’importations massives de produits chinois subventionnés : c’est clairement le cas pour la France.

Plus important encore, nous ne pouvons pas laisser disparaître tous nos secteurs industriels, car nous devons bénéficier un certain degré d’indépendance en matière d’approvisionnement – c’est aussi, clairement, cela qui est en jeu. En plus, les emplois qui sont affectés par la politique de subvention de la Chine sont souvent les moins qualifiés, mais aussi les plus irremplaçables. Ils structurent les territoires. D’efficaces instruments anti-dumping et anti-subvention devraient permettre de protéger les secteurs et les territoires vulnérables.

Ce débat est fascinant car il interroge notre vision de l’Union européenne. L’Europe est-elle simplement un grand marché qui commerce avec d’autres grands marchés, ou souhaitons-nous mener une politique d’intégration qui défende les savoir-faire d’un continent, ses travailleurs, ses entreprises ?

Quel doit être le rôle du Parlement européen dans la politique commerciale du futur ?

Les choses ont beaucoup changé depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne. Nous avons désormais la possibilité d’approuver ou rejeter les accords commerciaux. Cela force les négociateurs de la Commission à prêter attention à l’avis du Parlement européen. La commissaire Malmström est plus habile que son prédécesseur, car elle fait des efforts pour rendre des comptes devant le Parlement européen et pour intégrer notre avis.

Le Parlement européen est aussi un forum. Quand les députés européens ont pris possession du TTIP ou du CETA, nous avons organisé de nombreux débats intenses mais fructueux avec de multiples parties prenantes. Il est crucial que le Parlement joue un rôle clef sur deux aspects : se faire le porte-voix des inquiétudes des peuples européens, et partager des informations auprès des citoyens, y compris dans le but de contrer un certain nombre de mythes qui circulent autour des accords de libre-échange.

Nous devons pousser la Commission à engager une révolution de la transparence. Elle ne peut pas continuer à négocier comme au XXème siècle, à organiser des discussions secrètes derrière des portes closes, puis ensuite venir devant les parlements en leur disant « c’est à prendre ou à laisser ».

Une politique commerciale du nouveau monde devrait fonctionner davantage selon les principes de l’open data. Les citoyens et les parties prenantes, de manière très pratique, veulent savoir en temps réel ce qui est négocié, ils veulent sentir qu’ils peuvent être impliqués dans les débats. C’est là l’unique moyen d’arriver à des accords commerciaux intéressants, qui atteignent un bon équilibre entre risques et opportunités.

Nous en sommes pour le moment très loin. Les députés européens n’ont pas leur mot à dire sur la rédaction des mandats de négociation des nouveaux accords commerciaux [il s’agit d’une prérogative du Conseil], ils sont également absents du processus de négociation jusqu’à leur ratification. Et finalement, comme dans le cas des négociations TiSA ou CETA, nos résolutions de mi-mandat sont rarement prises en compte. Nous appelons à une transparence accrue, mais nous voulons également avoir davantage d’influence sur le contenu des accords.

Les accords de « nouvelle génération » négociés par l’Union européenne ont trait aux questions réglementaires. Suite aux grands débats sur le TTIP et le CETA qui se sont tenus en 2016, pensez-vous que le champ d’application des accords doive être réduit ?

Le problème n’est pas tant que la coopération réglementaire soit incluse dans le champ des accords, mais plutôt que la Commission a adopté une définition très extensive des normes et standards susceptibles d’être intégrés à la discussion. Cette définition devrait être mieux bornée, et plus restreinte.

Mon autre inquiétude majeure concerne les organes de coopération réglementaire inclus dans des accords comme le TTIP. Ce dernier a été défini comme un « accord vivant », et nous n’avons obtenu aucune assurance, aucune garantie de supervision démocratique sur la manière dont je ne sais quels technocrates agiront dans les forums de coopération prévus.

Cela ne signifie pas que, d’un seul coup, nous devrions cesser de négocier des accords commerciaux. Il existe des accords justes, qui sont à mettre au crédit de l’Europe. C’est le cas pour les traités avec la Tunisie, l’Équateur et peut-être bientôt le Maroc, avec des accords asymétriques, progressistes qui atteignent le bon équilibre entre les besoins et les capacités des deux parties. J’aimerais voir plus d’accords de ce type avec les pays en développement [NDLR : contrairement aux APE UE-Afrique par exemple].

Dans le cas d’accords commerciaux avec des économies plus matures, je pense que nous devrions engager une réelle réflexion pour définir comment rendre ces accords plus innovants et bénéfiques à tous. Les initiatives comme la Déclaration de Namur, orchestrée par le Ministre-Président de la Wallonie, Paul Magnette, vont dans la bonne direction.

En tant que députés européens, représentants des citoyens européens, nous devons comprendre que les principales critiques de la politique commerciale de l’Union européenne n’émanent pas des Eurosceptiques. Bien souvent, elles proviennent de la bouche de citoyens progressistes, pro-européens, qui attendent de l’Union européenne qu’elle contrôle mieux les excès de la mondialisation économique libérale. Nous devons convaincre ces gens qu’une politique commerciale, refondée et plus démocratique – qui se concentre aussi sur des problématiques comme la lutte contre le changement climatique ou l’évasion fiscale – peut être un facteur positif de changement. Voici le défi auquel nous sommes confrontés, et ce que nous devons bâtir dans les prochains mois.

À retrouver en version originale (en anglais) sur le site Borderlex / EU Trade Insights
http://www.borderlex.eu/eutradeinsights/maurel-people-need-to-be-convinced-trade-policy-is-a-positive-vehicle-for-change/

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